vendredi 6 novembre 2009

Mémé, La lumière et l'oubli

Longtemps je n'ai rien su de la Guerre d'Espagne. Survolée au lycée pour laisser le temps d'aborder les deux mondiales, quasiment tue par mes grands parents paternels qui l'avaient vécue, je n'avais pour principale images que celles d'un poète assassiné, d'intellectuels et artistes du monde entier se portant à la rescousse des Républicains. Des images de papier glacé en somme, trop idéales et trop romanesques pour avoir quelques accointances avec la réalité.

Ma grand-mère a contribué à ce que je ne m'inquiète pas de ce qu'elle avait vécu, nous contant avec force rires l'histoire de sa fuite à travers les Pyrénées accompagnant une colonie d'enfants et de bonnes sœurs. Une fois, elle avait enterré dans le potager le pistolet d'une de ses comparses alors que la Guardia Civil était entrain de fouiller sa chambre, une autre fois, elle avait cassé une chaise sur la tête d'un homme qui voulait l'embrasser. Elle nous racontait cela avec une expression joviale, nous fourrant dans la bouche crevettes et calamars, mantecados et turron, plus inquiète de nous voir refuser une bouchée que soucieuse de se savoir écoutée... Ce que nous riions ! Je la voyais comme une héroïne qui n'avait guère couru de risque, merveilleusement belle et futée, elle survolait l'histoire sans s'en mêler, image là encore, belle image que n'aurait pas atteint la cruelle réalité.
Pendant des années, j'ai d'ailleurs cru qu'elle avait quitté l'Espagne au début de la guerre, en 1936. Ce n'est qu'à sa mort que j'ai découvert qu'elle était partie au dernier moment, en 1939, âgée de 24 ans, recherchée et en danger. Mes cousins andalous m'ont appris qu'alors elle avait laissé derrière elle, à Barcelone, un mari franquiste...

Dans le camp de concentration de Port Barcarès (ou bien était-ce Argelès-sur-mer ?), les femmes étaient séparées des hommes et parquées dans des cabanes de bois. Une des amies de ma grand-mère, la Rufina, dansait à moitié nue sur un lit pour énerver les Tirailleurs Sénégalais qui les gardaient - Mémé disait los negros, c'est ainsi que l'on dit en espagnol et cela me choquait - elle ne les aimait parce qu'il les avait traitées avec peur et mépris alors qu'elles venaient de fuir des combats sanglants. Si j'imaginais le danger qu'il y avait à provoquer des hommes armés je corrigeais ma grand-mère "Pas camp de concentration, Mémé, ça c'était après, pendant la deuxième Guerre Mondiale !". Elle expliquait sans que je l'entende, elle insistait sans que je la croie ; parfois elle n'utilisait pas le vocabulaire adéquat, sa langue s'emballait sur les R, elle ne savait pas dire les "u", il me paraissait normal qu'elle dise camp de concentration pour décrire l'endroit, sur la plage, où elle et ses compatriotes avaient été retenus, le temps pour la France de se préparer à les accueillir.
Alors nous passions à table et dégustions sa paella.

Le film Land and Freedom de Ken Loach fut un premier choc, No pasaràn, documentaire de Henri-François Imbert un second. Depuis, par période, je lis des livres - sur le sujet, je fais des recherches. Il est trop tard pour confronter mes découvertes avec le vécu de ma grand-mère mais en continuant d'explorer ce qu'elle a pu traverser, il me semble que je marche sur ses pas et je ne cesse de la découvrir et je ne cesse de l'aimer.

Le roman de Serge Mestre, La lumière et l'Oubli, au titre parfait pour évoquer cette période, m'a attirée pour toutes ces raisons. Je n'avais pas prêté assez attention aux dates mais l'histoire des deux amies qui s'échappent en sautant d'un train m'avait tout de suite interpellée. Je m'attendais à marcher sur les pas de ma grand-mère dans une Espagne en guerre. En réalité, l'histoire de Julia et Esther commence en 1953. La guerre est finie depuis longtemps pourtant les orphelins nés de Républicains sont parqués dans des Couvents, martyrisés. Le reste de la population vit dans la terreur, susceptible d'être arrêté sur dénonciation ou pour une injure prononcée à voix haute.
"Ils sont nombreux dans cette Espagne catholico-fasciste à avoir purgé plusieurs mois de prison pour avoir blasphémé contre Dieu, la Vierge, parfois les saints. L'histoire de ce Valencien se rendant à Alicante avec un groupe de petits maraîchers en laissant échapper sur les Ramblas un pet bien gras de paysan parfaitement nourri, a déjà fait le tour de l'Espagne. L'homme s'exclame pour amuser la galerie : Vive Franco, qu'il l'attrape, puis qu'il se le peigne en rouge ! Cependant les Valenciens ne sont pas seuls. Une patrouille passe par là. Les gardes civils s'emparent du pétomane, le conduisent séance tenante au commissariat, où on le jette dans les caves insalubres quadrillant les sous-sols de la Direction générale de la Sûreté. Il demeure plusieurs heures à même la terre battue, avant qu'un policier ne vienne tourner la clé dans la serrure : Lève-toi, fils de pute, hurle-t-il. A peine debout le Valencien reçoit une énorme gifle qui le projette au sol, le visage contre terre. (...) A la fin de sa garde à vue, sa conscience de la douleur s'est transformée. Son corps est devenu une boule comateuse, que les coups ont meurtrie, ne parvenant plus à la faire gémir. Quelqu'un retrouve le Valencien plus tard, mourant, la tête renversée, les yeux révulsés, dans le fossé bordant la route qui mène d'Alicante à Santa Pola, en face de l'île de Tabarca. avec ses lèvres croûteuses, tuméfiées, il répète au rythme d'une litanie toujours le même double, obsédant oxymore : Franco le bon, saint vicelard de mes couilles... Il rit, sanglote, crache à la fois. Il meurt à l'asile psychiatrique de Santa Pola, dans une grande chambre toute blanche, depuis laquelle on peut entendre aujourd'hui le bruissement lancinant de la houle."

Trente-cinq ans après leur fuite, Julia et Esther sont submergées par les souvenirs. Le roman, à la construction complexe, passe d'une époque à l'autre, jusqu'à ce que se dessine le destin tragique des deux femmes, de leurs parents et des personnes qu'elles ont rencontré. L'histoire de Peio m'a particulièrement émue : fils de communistes basques, confié en 1937 par ses parents à un jeune couple basque, il est enlevé en pleine rue à la fin de la guerre par des hommes du service extérieur de la Phalange et expédié à Bilbao afin d'être rééduqué. Placé dans une école catholique de l'Opus Dei, il devient prêtre en 1947. Il découvre alors que la mission pastorale se borne à organiser la délation. "On signale, tous azimuts, aussi bien les villageois réfractaires à la messe dominicale, aux vêpres, ceux qui blasphèment, que ceux dont on découvre l'engagement politique clandestin grâce aux confidences savamment arrachées en confession à certains membres faibles, influençables surtout, de la communauté : les vieilles bigotes soi-disant apolitiques, les enfants à qui, sous le couvert d'une mission purificatrice, on fait habilement restituer les conversations privées pendant le repas.
Faut-il encore se demander d'où vient le silence des Espagnols ? On l'a perfusé à plusieurs générations d'entre eux, il a fini par se calcifier dans leurs veines."


Si j'ai été passionnée par les découvertes que m'a permis de faire Serge Mestre, et touchée par l'évocation récurrente du silence des vaincus, je n'ai pas été totalement emballée par le roman. L'histoire romanesque qui se greffe sur les événements historiques m'a parue trop diluée, presque anecdotique. Je ne me suis guère attachée aux personnages principaux qui, en dehors de leur "période espagnole", m'ont parus sans consistance, désincarnés, terriblement froids. Il me semble que je me souviendrai un peu mieux de l'histoire de l'Espagne mais que j'oublierai bien vite celle de Julia et Esther.
Enfin, je me suis demandée si le trait n'était pas forcé du portrait des religieux espagnols car tous rivalisent de sadisme, d'ambition, de cruauté jusqu'à ces sœurs qui violent une orpheline emprisonnée, dans une scène qui m'a vraiment dérangée.

A la recherche d'informations sur le rôle des prêtres dans l'Espagne franquiste, je suis tombée sur une page Wikipedia sur laquelle sont dénombrés les victimes religieuses de massacres en zone républicaine. En zone nationaliste, d'autres prêtres furent exécutés pour, au contraire, avoir soutenu les Républicains. Impossible de tirer des conclusions de quelques lignes sur un site internet mais cela m'a rappelé mon grand-père madrilène, anticlérical convaincu, immobile devant la télévision, une des dernière fois que je le vis.
Sur l'écran le Pape officiait. Comme ma mère se moquait, cherchant à provoquer une de ses diatribes enflammées contre le clergé, l'église et toute forme d'aliénation spirituelle, Pépé répondit seulement : "Je me demande, c'est tout..."


Merci à l’équipe de l’agence Zelios Interactive pour cette lecture dans le cadre du Goncourt des Lycéens qui sera annoncé le 9 novembre.

10 commentaires:

Didier Goux a dit…

Comme lecture, je vous recommande l'histoire de la guerre civile espagnole de Hugh Thomas. Et, bien entendu, à lire absolument, Les Grand Cimetières sous la lune de Bernanos, livre majeur du XXe siècle.

Sinon, j'espère quand même que Madame votre grand-mère ne vous faisait pas avaler EN MÊME TEMPS les calamars et les turròn.

Autre chose : tout le monde pense toujours à Lorca (je suppose que c'est à lui que vous faites allusion), mais il y eut d'autres poètes magnifiques, tués, ou morts en prison, ou en exil.

Ainsi, le merveilleux Miguel Hernàndez, gardien de chèvres ou, de vaches (je ne sais plus) touché par la grâce de la poésie, mort de tuberculose dans les prisons franquistes en 1941 (je crois). Miguel Hernàndez que Lorca et Neruda avaient surnommé cara de patata, Miguel Hernàndez chantant les immenses plantations d'oliviers andalous :

No los levantò la nada
Ni el dinero ni el señor
Si no la tierra callada
El trabajo y el sudor
Unidos à l'agua pura
y a los planetas unidos
Los tres dieron la hermosura
De los troncos retorcidos...


Ou encore Luis Cernuda, poète homosexuel, mort en exil sans avoir revu sa terre :

Amargos son los dìas
De la vida viviendo
Solo una larga espera
A fuerza de recuerdos...


(Pardon pour les fautes éventuelles : je cite de mémoire.)

Et, pour finir, cet hommage d'Aragon à la sublime figure d'Antonio Machado, mort en 1936, quelques mois après son départ d'Espagne :

Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d'Espagne
Que le ciel pour lui se fît lourd
Il s'assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.


Et pardon d'avoir été si long et pontifiant...

Zoridae a dit…

Vous n'avez pas été long et pontifiant, pas du tout et je note ces références en vous remerciant vivement...

(Connaissiez-vous les événements que j'évoque ici et que j'ai appris dans ce roman de Serge Mestre ?)

mtislav a dit…

J'ai aimé cette première partie, notamment la remarque sur les camps de concentration. Il y en a un - en fait il ne reste que le cimetière - près d'ici, Gurs.

Pour la bibliographie, celle de Didier donne envie. J'ajoute "Hommage à la Catalogne", je me souviens d'autres romans mais j'en ai oublié les titres...

Zoridae a dit…

Mtislav,

Oui, Gurs est un des plus connus...
Pour les romans, creuse ta mémoire !!!

Didier Goux a dit…

Chère Emeline (pardonnez-moi de vous donner votre vrai prénom),

comment vous dire ? Il s'est trouvé" que, dans la fin de mon adolescence, a déboulé un homme (un vrai ! non je rigole...), un type extraordinaire, espagnol, père de mon plus vieil ami (35 ans tout de même), anarchiste espagnol, engagé dans la guerre de 1936 (il avait 15 ans), déserteur quand il a compris dans quoi il était engagé, mis en prison et condamné à mort PAR LES RÉPUBLICAINS, et bêtement libéré par les franquistes (qui ne savaient pas qui il était).

Bref : ce type, mort depuis une vingtaine d'années, qui a structuré, d'une certaine manière, mon adolescence, reste planté dans ma mémoire.

C'est mon côté irréductiblement de gauche (ne le répétez pas...). Gardez cela pour vous : je reste assez "ni Dieu ni Maître" en fait. Mais je ne tiens pas pas à ce que ça se sache...

Zoridae a dit…

Didier,

Merci, je suis impressionnée et émue par ces confidences... Cet homme alors vous avait parlé de sa guerre ? Un échappé du silence ?

Ce qui fut un vrai choc pour moi c'est lorsque j'ai découvert que les Espagnols avaient perdu la guerre parce qu'entre anti-franquistes ils n'avaient pas réussi à se mettre d'accord... Je n'en reviens toujours pas...

mtislav a dit…

Pas sûr que les Républicains auraient gagné sans les milices staliniennes... Il y avait tout de même un (autre) adversaire !

Didier Goux a dit…

Il faut malheureusement dire que les communistes espagnols mettaient au moins autant d'énergie à éliminer les trotskistes du POUM et les anarchistes qu'à combattre les troupes franquistes.

Mon ami Juan, un soir, m'a dit qu'au fond les Espagnols avaient mérité cette guerre : trop d'intolérance et de fanatisme des deux côtés.

Zoridae a dit…

Mtislav,

Oui mais...

Didier,

Voilà !
(Sauf que personne ne mérite ça... Et l'état d'un peuple n'est-il pas surtout la conséquence d'une politique ?)

Georges F. a dit…

Je me demande, c'est tout..."
C'est admirable.
J'aurais aimé bavarder avec votre grand-père lors de la traversée de ses vieux jours...