mardi 22 juillet 2008

Et voilà...


... C'est fait !

lundi 21 juillet 2008

Les merveilleux nuages

J'ai trouvé ici un joli gadget pour fabriquer des nuages de mots... Voici ceux qui sont le plus courants dans mon blog (je crois que seule la première page est prise en compte) :

On peut en faire à volonté :

dimanche 20 juillet 2008

Sur la moquette

Rip attendit longtemps qu’elle mette fin à sa torture. Le pantalon sur les chevilles, les genoux raclant la moquette, il soupesait ses seins l’un après l’autre afin que le membre flasque entre ses jambes trouve la rigueur nécessaire. Au début, elle avait manifesté de l’enthousiasme. Elle gémissait, se tortillait, l’entourait de ses bras à l’odeur de lait caillé. Il répétait, en vrac, les éléments de la déclaration qu’il avait prononcée, un genou à terre, une heure auparavant et elle soupirait, scandant, parfois, après lui, sur le même ton exactement, une phrase amoureuse. Cette déclaration, Rip avait attendu quinze ans pour la prononcer, car, si du jour où il l’avait aperçue, il s’était épris de son petit visage en triangle, de son regard couvert de cils, de ses longues mains papillonnant, il n’avait pu que l’observer à distance de l’air dégagé qui sied aux amis de la famille. Palmyre était, en effet, la femme de son associé, Tom, qu’il connaissait depuis le lycée.

Bien sûr, Rip avait fréquenté d’autres femmes. Grâce au minitel rose il avait pu cerner ses goûts avec précision et il avait eu quelques rencontres faciles qui, pour un temps, avaient calmé son désespoir de ne pas posséder Palmyre. Le dimanche, il était souvent l’invité du couple. Il assistait à leurs disputes –qu’il devait désamorcer -, recevait leurs confidences, ignorait leurs cajoleries, aidait à l’éducation de leurs enfants et, au bord de leur piscine, il contemplait Palmyre, de ses yeux mi-clos, sans savoir ce qui, du soleil ou de sa quasi nudité, l’aveuglait le plus.

Alors, Tom était mort, d’une crise cardiaque. Rip, évidemment, fut le premier à en être informé. Palmyre, à l’aube du onze juillet 1989, l’appela et il fonça pour la trouver, hagarde, au milieu de la maison que venaient de quitter les pompiers. Elle l’implora de l’aider à annoncer la nouvelle à ses enfants. Dans la pharmacie il trouva quelques comprimés de Valium qu’il lui fit avaler. Il avait regardé, malgré lui, dans chaque recoin du couloir, pour voir si Tom, qui adorait les blagues vaseuses, n’allait pas surgir en se frappant les cuisses. Puis, il prit place dans un fauteuil tandis que Palmyre, en pleurs, s’endormait sur le canapé.

Passé le choc de perdre son ami, son collègue, un homme de son âge, Rip comprit que le moment était venu d’agir. Il s’était donné un mois pendant lequel il avait aidé Palmyre à remplir les papiers nécessaires ; il l’avait soutenue devant la tombe dont ils avaient choisi l’emplacement ensemble. Enfin, ils avaient entassé les vêtements de Tom dans des sacs destinés à Emmaus. Rip avait refusé le moindre effet venant de son ami ; même la veste d’aviateur qu’il avait toujours admirée, il préféra la ranger avec le reste. Alors que, leur tâche accomplie, ils sirotaient un verre de rosé sur la terrasse Rip s’était lancé : tel un chevalier dérisoire, il s’était agenouillé aux pieds de Palmyre et, la voix tremblante, il avait dévoilé son secret.

Aux premiers mots, elle lui tendit la main. Elle souriait. Il tenta en vain de deviner ses pensées mais elle semblait éviter son regard. A la fin, elle annonça :
« Il faut que j’aille prendre une douche.
Devant l’expression stupéfaite de Rip, elle balbutia :
- L’eau m’aide à réfléchir. »

En son absence Rip eut le temps d’imaginer toutes sortes de conséquence aux paroles qu’il venait de prononcer. Deux seulement paraissaient plausibles : Palmyre allait le sommer de disparaître de son existence ou bien elle se jetterait sur lui au sortir de la salle de bain. La douche le troublait. Pourquoi avait-elle voulu se laver si ce n’était pour lui offrir son corps ensuite ? Et si elle se donnait à lui, en guise de réponse, sans lui avoir dit un mot, qu’est-ce que cela voudrait dire ? Quel comportement étrange ! La nuit s’abattit d’un coup sur le jardin et Rip frissonna. Tenant ses bras serré autour de son torse, il déambula au milieu des parterres de fleurs qu’il l’avait vue planter les dimanches où il était en visite. Il serait tellement normal qu’il s’installe auprès d’elle, songea-il. Il se remémora les années passées à dissimuler ses sentiments derrière une amitié désintéressée, les soirées de solitude, insupportables en hiver, les liaisons furtives qui n’assouvissait pas son besoin d’aimer : comme il serait injuste de ne pouvoir, finalement, la posséder, rectifia-t-il .

Mais lorsque la veuve de Tom le rejoint, elle s’était rhabillée. De loin, elle lui sourit en inclinant la tête et le pria de lui servir un autre verre. Elle s’absenta quelques instants dans sa chambre et revint sur le terrasse, un châle noué sous la poitrine. Rip se tordait les mains, sondant l’obscurité qu’il trouvait, soudain, funeste. Il s’était décidé à prendre congé lorsqu’elle lui parla à voix basse :
« Oui, dit-elle.
- Oui ?
Rip eut un rire gêné ; il était perplexe. Quelle femme étrange !
- Ai-je posé une question ?
- Tu m’as demandé si je pourrais t’aimer… tout à l’heure…
- Et… c’est oui ?
- C’est oui ! »

Contrairement à ce que Rip avait toujours imaginé, cet aveu ne le rendit pas heureux d’un seul coup. Palmyre se taisait maintenant, le visage fermé et elle semblait espérer que les choses en restent là. Peut-être n’était-elle pas prête ? Il ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour se remettre de la perte de son mari. Et d’ailleurs, ne l’avait-il pas idéalisée toutes ces années ? Il n’osait se l’avouer mais il était déçu. Peut-être qu’il ne l’avait aimée que parce qu’elle était la femme de son associé. Après tout, il enviait aussi la voiture de celui-ci, certains de ses vêtements et sa jolie petite famille. Il se leva sans que son hôtesse n’esquisse un mouvement. Il se racla la gorge et la regarda bien en face. Elle pleurait. Alors, ce qu’il avait espéré advint : il la prit dans ses bras et elle le serra ardemment contre elle. Leurs lèvres se rencontrèrent et il la porta à l’intérieur. Il fut arrêté dans son élan par la pensée que son lit était celui qu’elle avait partagé pendant quinze ans avec Tom. C’est ainsi qu’ils échouèrent sur la moquette du petit salon.

Le rire de Palmyre, naquit dans sa gorge, d’abord timide, et Rip crut à un nouveau râle d’encouragement. Abattu, il s’apprêtait à déclarer forfait lorsque le rire s’éleva d’une quinte. La veuve se détourna d’un geste, hilare, se tenant les côtes comme pour empêcher le tressaillement grotesque de ses seins. Rip s’assit. Il alluma une cigarette qu’il trouva dans les poches de son pantalon accroché à ses pieds. Il se rendait compte qu’il avait passé quinze ans de sa vie à s’empêcher de vivre pour une femme qu’il ne connaissait pas. Sa taille était plus épaisse qu’il ne s’en souvenait, sa chair, un peu fripée, parsemée de tâches disgracieuses n’était pas franchement douce au toucher et ce rire, frisant l’hystérie, il ne l’avait jamais entendu. Il laissa tomber le briquet à ses pieds.

Soudain, Palmyre parla. Ou plutôt elle cria, incapable de s’exprimer normalement tandis qu’elle s’esclaffait :
« Tu te rappelles quand Tom, haleta-t-elle, s’étouffant dans son rire, quand Tom… Quand Tom… perdait au UNO ? Dans quelle colère il se mettait, hein ?
Rip souffla sa fumée vers le plafond sans répondre. Un de ses sourcils, pourtant se souleva et Palmyre y vit comme une invitation à poursuivre :
- Il me dégoûtait quand il se comportait de la sorte, dit-elle, d’une voix devenue brusquement âpre. Lorsque nous allions nous coucher, après ton départ, il continuait de bouder pendant des heures. Il avançait la lippe comme un enfant et il bougonnait. Je prenais un livre et j’essayais de me détendre mais il mettait à geindre : si tu étais gentille, bien gentille, peut-être que je pourrais oublier que ce salaud de Rip a gagné ce soir. On aurait dit un enfant qui réclame un bonbon à sa maman. J’en avais la nausée, tu sais, oui vraiment. Je refusais. Pourquoi tu veux toujours jouer si tu ne supportes pas de perdre ? lui demandais-je. Parce que je crois que je vais gagner, à chaque fois ! rétorquait-il. Cet imbécile ! cracha Palmyre. »

Elle tendit la main vers la main de Rip et saisit sa cigarette qu’elle écrasa sur la moquette. Nouant ses doigts autour des siens, elle l’aida à se relever et l’entraîna, à pas lents, vers la chambre conjugale.

Photo : Ena and the Swan

mercredi 16 juillet 2008

Les mots d'amour

Tous les matins et jusqu'à l'heure de la sieste à peu près, il m'appelle Madame Maman.

Au square il me prie de le seconder dans ses activités. De sa voix énergique, il m'incite à quitter le banc où je prenais le soleil :
"Madame Maman, Madame Maman, viens vite, il y a un pigeon. Il faut le chasser !"

Des visages doucement interloqués se tournent vers nous. Je bondis, je m'élance. Nous faisons le tour de la cabane. L'oiseau, las, finit par s'envoler. De l'auvent qui abrite quelques bancs il nous toise, prêt à revenir grignoter les miettes qui l'intéressaient et que nous piétinons, triomphants.

Puis Kéké s'écrie :
"Tu viens, Madame Maman, on va faire du toboggan ?
Il fait des petits sauts de cabri, il court, en se retournant sans cesse pour voir si je le suis derechef. Parvenu au bas de l'échelle, il pousse un garçon qui attendait son tour en articulant :
"Pardon Mademoiselle, je vais monter à l'échelle !
Je lui ôte les mains des barreaux et je lui explique que le garçon était là d'abord et que c'est à lui d'attendre.
Il acquiesce, rieur, clame :
"D'accord Madame Maman ! Vas-y Mademoiselle, c'est ton tour !"
Je dis :
"C'est un garçon, Kéké, tu as vu ? Il faut l'appeler Monsieur, pas Mademoiselle !"
Mais Kéké dévisage son comparse avec hauteur et préfère se taire.

Une mère, l'air pincé, s'enquiert :
"Il vous appelle comment ? Madame Maman ?
- Oui, j'aime que mon fils me respecte ! C'est important de leur enseigner cette notion assez tôt vous ne trouvez pas ?"
Puis je me sauve. Kéké m'appelle : il veut construire un château de sable.
"Ou plutôt, tu les construis, Madame Maman et je les casse..."

Illustration : Lisa Hurwitz

jeudi 10 juillet 2008

La baigneuse

J'en ai essayé des grandes, des modestes, deux minuscules - dont l'actuelle.

Certaines, au robinet fébrile, débordaient au moindre mouvement. D'autres, d'un blanc éclatant, se rêvaient de colossales piscines ; leur eau clapotait doucement, peignant au plafond des nymphéas mobiles ; leur mitigeur offrait de subtiles variations de températures dont les courants frôlaient, telles d'arachnéennes tentacules, mon corps immobile.

Je me suis accommodée de chacune, même de celle en sabot dans laquelle je lisais, les pieds sur le mur, m'esquintant les yeux à la lumière grelottante du vieux néon. La taille, minuscule, de ce baquet d'un autre siècle me ravissait, à vrai dire, et je m'y installais comme dans un ventre à l'aube de ma naissance.

Les pires sont celles où l'on perd pied sans cesse. Couché, on glisse dans l'habitacle géant. A moins de crisper sa nuque sur le bord où elle repose, il n'existe aucun espoir de confort dans de telles baignoires. Les orteils se tendent, sans l'atteindre, vers le bord. De même, nulle pensée ne s'attarde. Fugaces, incertaines, les idées de noyade, la comptabilisation des ambitions déchues, la cohorte des échecs - impossible de s'abimer dans de pétillantes réflexions en pareille situation ! - se délitent avant de vous avoir offert, au moins, la satisfaction de les avoir cernées.

La plupart du temps, les oreilles pleines du silence résonnant de la salle de bain, je lis. Dès que l'eau refroidit je laisse couler un peu d'eau chaude. Les mots que je découvre, alors, se parent d'une chaleur que peut-être ils ne recèlent pas.

Ici, nous avons négocié d'avoir, de nouveau, une baignoire-sabot au lieu du bac de douche vétuste qu'il y avait depuis toujours. La seule solution pour m'y immerger est de mettre les fesses à la place des pieds et les jambes par dessus bord. Au fil des mois, j'ai peaufiné ma technique. Le plus important est de n'oublier aucun accessoire, savon, gant, peignoir, verre de vin afin n'avoir à s'extirper de là qu'au moment de sortir.

Il est rare que je me munisse d'une revue. L'immersion, se limitât-elle à mon postérieur, me porte vers des lectures plus profondes. Une fois, le livre est tombé dans l'eau. Lorsque je l'en ai retiré, les pages gondolées, dégoulinaient d'encre. Finalement, j'ai laissé l'ouvrage retomber et flotter avec moi. Baigner dans la littérature, c'est pour moi un délice.

Illustration : Ingres

mardi 8 juillet 2008

Jeanne (6)

Hors de la maison, Jeanne paraissait affranchie d’un rôle qui lui pesait. La compagnie des bêtes s’accordait mieux à son tempérament que celle de sa famille. Elle vaquait d’une occupation à l’autre, nourrissant les unes, soignant, pansant, lavant les autres. Bavarde, elle leur racontait des histoires qui parlaient d’elles et de la vie plus heureuse qu’elles pourraient mener, un jour, en liberté.

Les chiens et les chats des environs suivaient Jeanne partout, les uns sur ses talons et dans ses jambes, les autres de plus loin, naviguant de buissons en murets qu’ils escaladaient gracieusement, narguant les chiens, tous maigres et efflanqués, plongeant sur les ombres de sa main qu’ils prenaient pour de la nourriture qu’elle leur jetait ou pour une cajolerie dont elle était prodigue.

Les volailles, concentrées sur la nourriture réagissaient distraitement aux attentions de Jeanne. Elles semblaient se gonfler et se dégonfler, comme partagées entre l’envie de se rendre invisibles et celle d’intimider leur adversaire. Elles soulevaient leurs pattes une à une dès que Jeanne les effleurait. Quand les caresses de Jeanne se faisaient trop pressantes, elles se secouaient toutes entières en caquetant et en déployant leurs ailes atrophiées. Leur cou fendait l’air de bas en haut à un rythme effréné, en même temps que les pattes. Il semblait que c’est ce mouvement qui les faisait avancer et tournoyer dans la cour et non celui de leur pas désordonnés.

En février, elle se levait avant l’aube pour aider les brebis à mettre bas des agneaux fragiles et tremblants. Elle plongeait ses mains dans la boue et le sang lorsqu’une naissance se présentait mal. Sa voix âpre prenait les intonations les plus douces pour encourager la brebis apeurée. Puis elle guidait ensuite le nez de l’animal vers les mamelles de sa mère. Les chiens rodaient autour de Jeanne en remuant la queue, excités par l’odeur de viande mouillée et, aussitôt qu’elle détournaient les yeux, dévoraient la délivrance visqueuse en jetant des regards à droite et à gauche.

Elle réussit même à apprivoiser le porc Marcelin qui ne se laissait approcher de personne sans montrer les dents. Elle se couchait parfois sur la paille souillée auprès de lui, tirait doucement sur ses oreilles et frottait son poil gris, le grattait dans le dos, du bout de ses doigts recourbés aux ongles courts. L’animal grondait de plaisir et Jeanne s’endormait, la tête près du groin baveux, les narines presque noires, pleines de l’épaisse odeur de graisse et de merde qui émanait de son compagnon. Quand elle se redressait après quelques rêves étranges et sensuels, elle regardait autour d’elle, bouche béante et regard perplexe, et il lui semblait alors que tout était recouvert d’une épaisse nappe de silence. Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle se raclait la gorge, comme enrouée. Ses moindres gestes, sa respiration qui gonflait sa poitrine écrasée par une vilaine robe de toile, la main qu’elle tendait vers sa joue pour la toucher, étaient ralentis, alourdis, par la conscience douloureuse de vivre. Elle n’entendait plus la voix criarde de sa mère. Elle n’entendait rien et se croyait seule au monde. Il lui fallait plusieurs minutes pour recouvrer ses esprits. Alors, elle sursautait et prononçait les dernières paroles de sa journée : « Faut que j’y aille Marcelin, disait-elle. » et elle claquait derrière elle la porte de l’enclos, courait vers la ferme d’où les bruits et les cris de sa famille semblaient monter vers elle comme une armée.

Avant que Jeanne l’apprivoise, il ne sortait jamais de sa boue ; dans le mélange de paille humide, de fiente, de restes de nourritures et de terre spongieuse qui lui servait de lit, il avait chaud l’hiver et prenait le frais l’été.

Lorsqu’il se redressait, c’était pour manger, grognassant, bavant et crachant des deux côtés de sa bouche molle aux dents gâtées. Son corps n’était que bruits, bruit de tempête, bruit de plaisir, fatigue, douleur, bruit en dormant. Il respirait comme si les trous de son groin étaient obstrués (le groin d’ailleurs semblait toujours humide et visqueux). De temps en temps, d’une expiration furieuse qui faisait ronfler les miasmes dans sa gorge, il chassait la morve, la fange et la crasse qui le gênaient. Marcelin expectorait et rotait avec l’air satisfait et provocateur des hommes après le repas du dimanche. Ses mâchoires produisaient, lorsqu’il mastiquait ses aliments, des claquements, des succions, des chuintements dont la variété, la fréquence et la persistance auraient étonné un mélomane flânant aux abord la porcherie. Il pétait sans arrêt, déféquait en mangeant, embourbé dans sa chair tremblotante, surveillant soucieusement, au-dessus de lui, du coin des yeux, l’arrivée d’un ennemi susceptible de s’emparer de son repas.

Il se hissait difficilement sur ses pattes en pieds de fauteuil Louis XIV, son ventre trempait dans la boue, il marchait comme un vieux, difficilement, en faisant basculer son poids d’un pied sur l’autre.

En dépit de son manque d’attrait certain, Jeanne trouvait Marcelin splendide, majestueux et doux au toucher.

Elle aurait pu s’enticher de Marcelin plus tôt car il était dans la maison depuis plusieurs années.
On lui balançait sa subsistance avec dédain, restes de repas moisis, épluchures, pieds de légumes flétris, patates germés avec de temps en temps des céréales que des rongeurs malhabiles avaient balayé d’urine. On l’insultait, comme on le soignait, sans humour et sans hargne, juste une piteuse méchanceté prodiguée sans conviction. Les frères de Jeanne, parfois, le piquaient avec les dents d’une fourche jusqu’à ce que l’animal charge et fonce dans la clôture qui grinçait sous son poids ; son ventre flasque giclait autour de lui, ses pattes s’enfonçaient dans le sol vaseux, ses oreilles clapotaient sur son front.

Alors seulement les frères lui tournaient le dos. Ils ne riaient même pas de leurs mauvais tours, affligés depuis toujours d’une lassitude qui les détournait de ce qu’ils avaient cru vouloir un instant. Marcelin, grondant sur ses pattes grêles, secouait sa tête, sans doute pour chasser la douleur causée par le choc contre la palissade.

Illustration : Lisa Hurwitz

lundi 7 juillet 2008

La plus belle

En dévalant la pente aux portes du camion, je rugis. Il pleuvait et je dérapai sur le bitume. Une main gantée me rattrapa et me poussa vers un autre véhicule. Je freinai pour sentir, encore, sur mon front, la fraîcheur du ciel, pour goûter ce qu'elle semblait promettre. Autour de moi, mes compagnes chuchotaient éperdument. Je ne les écoutais pas mais certains mots me parvenaient, menaçants. Selon elles, les hommes souilleraient ce que nous avons de plus beau. Elles se plaignaient de notre séparation imminente, du caractère incertain de l’avenir. Certaines allaient même jusqu’à maudire ceux qui nous avaient mises au monde. Sur mon front, les gouttes ruisselaient et je me concentrais pour distinguer leur tranquille murmure.

Le deuxième trajet fut beaucoup plus court. Je somnolais, bringuebalant d’un côté à l’autre, heurtant les parois de la remorque sans en être consciente. Enfin, les portes s’ouvrirent. Des hommes vinrent à notre rencontre. Ils avaient l’air soulagés et contents de nous découvrir. Je reconnus, sifflée par l’un deux, une chanson que serinaient d’une voix railleuse, les ouvriers, à l’usine et je sus que j’allais être heureuse là où ils nous emmenaient.

Il s’agissait d’un entrepôt où le jour ne pénétrait, morcelé, que par un vasistas grillagé. Le ronronnement de la circulation semblait assez lointain. Cependant, on devinait, constamment, à l’étage du dessus, le piétinement d’une foule hésitante.

Verte et sa jumelle avaient été placées à côté d’une vieille, sale et aigrie, qui refusa de nous adresser la parole. Au moindre mouvement elle se plaignait qu’elle n’avait plus l’âge d’accomplir sa tâche et il arrivait que certains hommes la bombardent de coups de pieds parce qu’ils la trouvaient pesante. A mon avis, les jumelles s’acheminaient vers le même destin : elles ne cessaient de piétiner et de pleurer à l’idée d’être, bientôt sans doute, aussi repoussante sque leur aînée.

Blanche et moi étions les seules dans notre catégorie et nous nous soutenions pour ne pas flancher. Les instructions étaient simples et nous nous y tenions sans tergiverser. Il est vrai que pour ma part, j’étais gâtée. Dans ma tâche, rien ne me répugnait, au contraire. Depuis toujours, le sentiment d’être utile me réconfortait des efforts qu’il fallait fournir pour y parvenir. Or, utile, sans conteste, je l’étais.

Je cultivais un regret, pourtant : celui de ne pouvoir sortir plus souvent. Lorsqu’on me traînait dans la rue je passais un certain temps à cligner des yeux. Puis, hébétée, un rire grelottant dans la gorge, immobile, je regardais. Les trottoirs, animés vomissaient sur la route, des hordes de piétons aux vêtements bigarrés. D’un côté à l’autre, ils s’apostrophaient, se disputaient, se taquinaient, les bras chargés de paquets, d’enfants, ou voltigeant autour de leur visage pour dessiner ce qu’ils oubliaient de dire. Des voitures les évitaient, des cyclistes passaient en tintinnabulant. Et derrière moi, dans une vitrine aux vitres épaisses, quelques écrans de télévisions d’occasion, diffusaient bruyamment les informations du jour. Je n’y comprenais rien ; j’étais trop jeune et les phrases des journalistes avaient une allure de ritournelle dans laquelle les mêmes expressions revenaient sans s’améliorer : « Pouvoir d’achat, moral des ménages, Président Sarkozy. »

Verte et sa sœur m’avaient parlé des visites qu’on leur faisait, en douce, alors qu’elles attendaient le camion quotidien qui les délesteraient de leur chargement. Car ce qu’elles charriaient, aussi puant ou abîmé que ce soit, intéressait une poignée de personnes peu regardantes. La première fois que je suis sortie, je n’ai pas réussi à les distinguer. Et pour cause ! Contrairement à leurs congénères, ces hommes, ces femmes et ces enfants se fondaient dans le décor. Gris comme le bitume, presque invisibles, ils se coulaient vers nous en surveillant dans toutes les directions à la fois. Enfin, me dédaignant, ainsi que Blanche, qui depuis quelque temps empestait l’alcool, ils escaladaient les sœurs incapables de se défendre.

Ils ne s’attardaient guère, craignant, j’imagine, d’être surpris par les vigiles en costume qui, parfois, s’avançaient sur le trottoir, talkie-walkie en main mais ils repartaient l’air satisfait et leurs visages, plus animés, devenaient pathétiquement humains.

Un jour, alors que j’attendais tranquillement, en savourant le spectacle du quartier, une silhouette s’est coulée contre moi. Apeurée, elle parlait, dans une langue que je n’avais jamais entendue. Je compris qu’elle ne s’adressait pas à moi, car ses yeux, baissés ne me dévisageaient pas. Enfin, ses bras hissèrent à ma hauteur quelque chose qu’elle déposa sur les cartons, à l’intérieur de moi. Elle avait procédé de manière si rapide, avant de s’enfuir aux côtés d’une femme plus âgé, que je ne compris pas tout de suite ce qu’elle avait fait.

Le premier mouvement me fit presque bondir. J’écartai aussitôt mon couvercle pour lui permettre de respirer mais cela ne suffit pas à le calmer. De grêles chevrotements résonnaient à l’intérieur. Le bébé agitait ses membres, sa bouche tétait l’air. Sa tête de gauche à droite, de droite à gauche, cherchait le sein maternel. J’ignorais comment l’inciter au silence ; angoissée, j’oscillai d’une roue sur l’autre. Je cherchai dans la multitude de personnes qui se pressaient alentour, le petit visage chiffonné qui viendrait récupérer le fardeau dont elle s’était délestée, un instant. En vain.

Je m’aperçus qu’il s’était endormi alors que se profilait au loin le large front du camion poubelle. D’habitude, cette vision me mettait en joie : l’éboueur sifflait ma chanson préférée. D’un geste habile, presque doux, il m’arrimait aux bras d’acier. Je valdinguais dans les airs et, béate de joie, je déversais mon contenu dans les entrailles du véhicule.

Mais, ce soir, je n’avais pas envie qu’il me prenne le bébé. L’avoir dans mon ventre, le sentir, de temps en temps, donner un coup de pied, ouvrir ses mains graciles et caresser mon flanc d’un geste qui m’arrachait un frisson, je ne voulais pas y renoncer si tôt. Dans la vitrine du magasin de télévision un homme brun annonçait une augmentation du SMIC de 2,3%, puis l’image changea brutalement et parmi les flots obscurs de l’océan, une baleine glissa. Une main gantée saisit une de mes poignées. Je freinai de toutes mes forces. L’éboueur s’arrêta de siffler pour me donner un coup de pied énergique dans le bas-ventre. Sous le choc, je glissai jusqu’à la route. La benne me tendait les bras mais je n’avais pas envie de danser et je reculai légèrement. On ne peut pas se sacrifier tout le temps, protestai-je en ouvrant alors mon couvercle d’un claquement sonore. L’homme qui allait m’approcher des bras articulés hurla. Puis il aperçut le bébé. Le chauffeur coupa le moteur tandis que son collègue prenait le nourrisson dans ses bras. Au loin, la sirène d’une ambulance hurlait déjà. On me repoussa sur le trottoir. A la télévision, la baleine se glissait sous le ventre de son baleineau pour l’aider à rejoindre la surface afin qu’il prenne sa première goulée d’oxygène.

[Ceci est ma contribution au sujet lancé par Dorham : "Les poubelles de supermarché"]

dimanche 6 juillet 2008

7 Paroles de blogueurs (7)

[Désormais tous les dimanches (à peu près) je citerai 7 paroles de blogueurs qui m'ont plu, touchée, emballée, inquiétée, interrogée...]


« - Dis, papy Maximounet, tu m'racontes une histoire ce soir hein? »


« - Oui, petit descendant, mais après t'être lavé les dents.
Et ne fais pas comme Joey Starr, ne fais pas semblant.»

« Je suis pleine de vos œuvres », avait murmuré la femme de cet écrivain prolifique un soir tardif de septembre.
Fou de jalousie, il l’étouffa entre ses deux longues nattes tressées pour le coucher.
En effet, la malheureuse ne savait ni lire, ni écrire.


Comme je vous comprends, a soufflé l'homme en jacquard (j'ai lu dans ses yeux qu'il était sincère), je suis moi-même un grand admirateur d'Amélie Nothomb : je dévore toutes ses nouveautés. Et croyez-moi, a-t-il ajouté d'une voix plus basse, quand on travaille dans un lieu de culture, c'est un secret difficile à porter... Des rumeurs courent sur une collègue qui se serait fait renvoyer après avoir clamé haut et fort son amour pour Marc Levy tandis qu'une autre aurait vu son contrat ne pas être renouvelé car elle dévorait Marek Halter pendant sa pause déjeuner...

En les lisant, je pense à ces convives timides qui tentent de placer une histoire drôle dans le brouhaha du dessert : ils bâclent le récit, le dévident sans rythme, sans clins d’œil, pressés d’atteindre la chute avant qu’on ne la leur gâche. Je ne parle même pas des fautes d’orthographe ou de grammaire, ni des répétitions, parfois d’une ligne à l’autre, ni de la surabondance des verbes mous. Ce qui me chagrine le plus, ce sont ces descriptions si superficielles dont on achève la lecture sans avoir imaginé aucune image, ces dialogues qui passent d’une langue empruntée à une autre qui se voudrait populaire et n’est que minimale. L'auteur semble pressé d'en finir, pressé de tuer son idée. Comme s'il n'aimait pas vraiment écrire.

Si je n'ai qu'un conseil à vous donner, c'est de lire ce blog plus souvent. Grâce à ce surcroît de fidélité, vous seriez déjà au courant de ma théorie sur l'affaire Kerviel et l'avenir de la Société Générale et je n'aurais pas à vous réexpliquer tout depuis le début.

L'affaire se gâte lorsque la demoiselle (ou la dame : il faudra que je me renseigne) entreprend de lire des extraits de votre dernier billet. Là, soudain, vous prenez conscience que votre petite prose ne vaut pas un clou (certes, vous vous en doutiez, mais tout de même...), que les phrases tombent comme des fruits de leurs arbres, déjà blets avant de toucher le sol.

Finalement, ce que vous preniez pour une minute d'auto-gloriole se mue en une implacable leçon de modestie, assénée sans trop de précaution, ni cellule de soutien psychologique ? Lorsque la voix s'est tue, vous vous retrouvez seul devant l'écran. Et vous vous surprenez à regarder votre page d'accueil de travers, avec un mauvais petit sourire.

Le seul cas de révocation dont j'aie entendu parler, par un éminent Inspecteur d'Académie, qui avait sans doute pour objectif de nous impressionner, c'était le cas d'un enseignant qui avait fourni un faux diplôme du baccalauréat dans son dossier de concours. On ne s'en était aperçu qu'après plusieurs années.


(Et pour relire tout ça en caractères gras, c'est par ici !)

Illustration : Art and Ghosts

jeudi 3 juillet 2008

Jeanne (5)

Théodore laissait des petits tas de copeaux dans tous les endroits où il était resté un instant ; ses pieds avait cerné le monticule, puis ils s’étaient soulevés, survolant les débris, accrochant des morceaux qui voyageaient avec lui, dans une autre pièce.

Jeanne, munie d’un balai, s’accroupissait plusieurs fois par jour et chassait dans sa main la sciure épaisse et volatile qui semblait s’évanouir dès qu’elle faisait un mouvement un peu vif. Quand elle lavait les pantalons de son frère, ses doigts se piquaient d’échardes. Une poussière blanche flottait à la surface de l’eau et fondait sur les vêtements trempés qu’elle tirait vers elle pour les essorer. Des copeaux se glissaient sous ses ongles. Sa robe, aspergée d’eau se couvrait aussi de sciure ; elle éternuerait, lorsqu’en séchant, elle viendrait lui chatouiller le nez.

La figurine de Jeanne était massive et son toucher rugueux. Son frère avait choisi pour elle un bois sec, presque noir avec d’étranges nœuds roux ; l’un décorait sa jupe d’un absurde motif informe ; un autre lui éclairait une pommette, tâche de vin lugubre ou empreinte de gifle qui lui allait presque ; le dernier, incongru, se déployait au milieu de son ventre. Ses pommettes étaient plates, sa bouche querelleuse, ses yeux en triangle, pointe vers le bas – des yeux de clown triste. Des lignes creusés à la pointe du couteau lui dessinaient des cheveux épais et sombres qui ne ressemblaient pas aux siens. Sa jupe pendait sinistrement et recouvrait ses pieds.

Une armée de silhouettes l’encadraient sur la commode où on l’avait exposée et elle semblait ne pas les craindre malgré leur hideuse allure. Toutes se ressemblaient, en quelque sorte, les bras derrière le dos parce que Théodore n’arrivait pas à sculpter les mains. D’ailleurs, il fallait les regarder seulement de face : Théodore n’allait pas sculpter des fesses, des nuques ou des omoplates !

Jeanne prenait quelquefois les statuettes entre ses mains pour les épousseter. Elle leur crachait dessus, en plein visage et les frottait vigoureusement. Au travers de son torchon, elle grattait l’intérieur des yeux et les dessous de bras, l’entrejambe des hommes avec le vœu païen de les chatouiller vraiment, plus cruelle avec sa figurine qu’avec les autres ; elle ne voulait pas ressembler à la Jeanne que ses frères, que ses parents reconnaissaient, avec une marque sur sa joue et l’air malheureux.

« Que tu es laide ma fille, disait-elle, je n’aimerais pas être aussi laide que ça… »
Elle la reposait ensuite, dos aux regards futurs, à l’écart des autres personnage. En la plaçant de toutes ses forces sur la commode, elle y faisait chaque fois une petite marque, semblable à un croissant de lune.

Illustration : Lisa Hurwitz