mercredi 7 mai 2008

... in sanis mentis (2)

Lorsque dehors, il y a du soleil, il m'arrive de quitter ma chambre un peu tard. Nul rayon ne s'aventure directement dans la pièce. Pourtant, les platanes, de leurs bras tendus dans le ciel, les voitures, scintillantes, qui dévalent le boulevard en grondant, une fenêtre qui s'ouvre dans l'immeuble d'en face, me renvoient des bribes de lumière que j'essaie d'effleurer, du bout des doigts. Si je le peux, je plante mon regard dans un faisceau doré. Il me semble que ma pupille se gorge de lumière. Je me laisse aveugler, immobile. Je ne respire presque pas. Les larmes qui ondoient sur mes joues, pour une fois, sont de joie.

Mes phalanges tambourinent mollement contre le bois de la porte de Hadiya. Souvent, je m'affaisse, en l'attendant, contre la cloison qui sépare les chambres du couloir. Je fais crisser mes cheveux en hochant la tête, puis singe un NON de damnée : mon oreille droite se colle au mur à droite, mon oreille gauche s'écrase à gauche, de plus en plus vite, gauche droite, droite gauche. Il m'arrive de perdre l'équilibre et je me retrouve par terre. Le lino semble aspirer mes mains lorsque je tente de me relever, une envie de me coucher et de ne plus bouger m'épuise. Le menton pointé, la nuque étirée, je baille. Ma vision se trouble de nouveau mais je ne laisserai couler aucune larme car mes yeux sont cernés de Khôl. Au plafond, un néon grésille. Autour se gargarisent des mouches hagardes, un papillon de nuit au vol saccadé, quelques moucherons nés des moisissures qui décorent la salle de bains commune. J'ôte de mes cheveux des débris de peinture, en me redressant, je tapote mes fesses. Hadiya est suspendue en haut des escaliers. Son front est ceint d'un diadème, de son jean blanc dépasse un string perclus de brillants, elle regarde droit devant elle et ne commentera pas ma position, ni le vacarme qu'elle a perçu de sa chambre lorsque je me suis effondrée. Nous descendons à distance prudente l'une de l'autre, cramponnées à la rampe, surtout dans les virages où les marches rapetissent. Nous ne respirons presque pas.

Je ne suis jamais sortie sans Hadiya. J'ai besoin, avant de surgir sur le trottoir bruyant du boulevard, de contempler, dans son regard, le bref éclat qui me rassure : je suis toujours la même, quelqu'un que j'ai rencontré avant me reconnait.

Ce soir, je porte une robe de satin dorée. Courte, elle dévoile mes cuisses larges à la peau ambrée, caressante, elle zigzague sur mes hanches lorsque je fiche une cigarette entre mes lèvres fardées. C'est une robe de princesse, en son genre. Elle paraîtrait sans doute luxueuse sur une fille liane aux cheveux raides, une poupée de magazine... Cette robe, en vérité, je n'oserais pas la porter devant ma mère. Je sais qu'elle arrangerait son voile autour de son visage émacié, ses yeux noirs balaierait mon visage comme un mauvais souvenir, elle rugirait : "je t'avais bien dit de ne pas partir. Ta sœur m'a écoutée, elle s'est mariée avec celui que nous lui avions choisi et regarde comme elle est heureuse !"

Graves, Hadiya et moi déambulons sans nous parler, lentement, vacillantes sur nos talons de quinze centimètres, le visage noyé dans le halo de la fumée de nos cigarettes. J'ai l'impression d'être invisible et je me rappelle les conseils d'un metteur en scène à un comédien, dans un documentaire à la télé : "Si, des coulisses, tu arrives à voir des spectateurs, c'est qu'ils peuvent te voir aussi. Alors recule d'un pas."
Il me plaît d'être ignorée. Je me souviens qu'au tout début, je me racontais des histoires dans lesquelles je n'étais pas celle que je suis. J'imaginais que je me rendais à une soirée où j'allais rencontrer des personnes à la conversation brillante, des gens qui ne s'adresseraient pas à moi comme si je n'étais qu'un corps à vendre. La réalité a assez d'aspérités pour que je me raccroche à elle ; j'ai cessé d'inventer.

Juste avant que nous passions sous le métro aérien, Hadiya se débarrasse de son mégot et j'imite son geste, le visage tourné vers elle, presque angoissée. J'attends ses paroles car c'est toujours elle qui prononce les premières depuis le soir où je l'ai guidée, il y a quelques semaines, de notre hôtel boulevard Barbès au boulevard Ney... Au milieu du brouhaha, 'avais à peine perçu les mots grommelés. Après un temps, le sens m'était apparu, évident : "Tu crois que nous avons une âme ? m'avait demandé Hadiya".

Je n'avais pas su lui répondre mais je n'avais pensé qu'à cela toute la nuit ; tandis que des mains pétrissaient ma chair, que des sexes s'engouffraient en moi, que des bouches bavaient dans mon cou, que des voix cinglaient l'air putride du boulevard, je me persuadai que non. Mon âme était morte dans la maison où j'avais été violée. Dans la pièce adjacente, Hadiya qui avait fait avec moi le voyage, poussait des cris que je prenais pour l'écho des miens. Le jour où ma volonté est devenue aussi fine qu'un torchon, j'ai pu sortir. Je suis passée devant une porte ouverte et j'ai vue Hadiya. Elle a été libérée plusieurs semaines après...

J'ai tout de suite pensé qu'elle aurait pu être ma sœur.

Hier, à l'aube, Hadiya m'a souri, m'a serrée contre son cœur et j'ai deviné, dans les sombres battements qui ébranlaient sa fine cage thoracique, un courage affolant. A la porte de l'hôtel, elle m'a décrit le jour où un homme était sur elle, contre sa voiture. Il n'avait pas voulu s'abriter dans l'habitacle étroit, il préférait la posséder sur le capot, sans doute pour ne pas salir ses sièges en simili cuir. Hadiya, plaquée sur le métal glacé a vu des volutes de fumée s'échapper de ses lèvres entrouvertes, d'ondoyant panaches qui se perdaient dans le ciel, comme dissous par l'obscurité.

"J'ai compris que même les putes avaient une âme, m'a-t-elle lancé, fière. Quand je souffre, la mienne s'éloigne. Je pourrais regarder la scène de haut, comme les gens qui frôlent la mort et qui racontent après qu'ils ont tout vu. Mais je préfère regarder ailleurs... Il y a tant de choses à admirer sur terre, m'a expliqué Hadiya, le bruissement des feuilles dans les arbres, au printemps, une étoile à la lumière faiblissante. Quand je dors, lavée de leur odeur, mon âme revient. Je fais toujours des rêves magnifiques..."


Illustration
: BOBI - D'autres voulurent juste qu'on les oublie.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Bon, je ne vais pas squatter tes commentaires à chaque fois de mon admiration béate non plus... :o)

Anonyme a dit…

Quelle belle idée, cette histoire d'âme qui se déconnecte !
Je suis curieuse de voir la suite de tes explorations, des sanis mentis ...

Anonyme a dit…

Au fait, le concours de texte "Changement de sexe", c'est jusque quand?

Zoridae a dit…

Squatte tant que tu veux... C'est un plaisir :)))

Audine,

Merci...
A vrai dire je cale un peu. Je suis déjà un peu sortie de ces petites histoires... Je crois que la suite, si suite il y a sera distillée au compte-goutte.

Missbrownie,

Il n'y a pas de date limite, vas-y, on t'attend :))

Anonyme a dit…

Je ne sais pas si les putes ont une âme. Je suppose que oui parce que vouloir donner aux autres, même des choses purement intimes, ça doit bien faire plaisir aux Maîtres des Ames, non ?

[Peut-être est-ce un cliché que, forcèment, elle ait été violée, non ? Je me demande si cette précision n'est pas de trop… :-) ].

:-)

Zoridae a dit…

Filaplomb,

Merci pour ta lecture et ta critique. Tu as raison ! En fait j'ai laissé passer trop de temps entre le moment où j'ai rédigé le début de la nouvelle et la fin et je crois qu'il y a une rupture trop importante dans ce qui est raconté, dans le style... Je me suis un peu perdue en route...