lundi 28 avril 2008

C'est le printemps...


... Junior change de chapeau !

samedi 26 avril 2008

Contemplation

[Aujourd'hui, j'ai reçu par mail ce beau texte, offert par Anne, une de mes lectrices, sur le thème "Changer de sexe".

Anne avait un blog "Les yeux ouverts" qu'elle a supprimé pour écrire un roman dans la solitude, le silence, la concentration.

Par mail, nous parlons d'écriture et ces échanges sont troublants et enrichissants. Merci Anne...]



La sonnerie stridente du réveil me fait l’effet d’un sparadrap que l’on arrache sur une peau poilue. Je n’ai pas encore trouvé l’objet capable de me réveiller aimablement, de me faire passer de la léthargie à l’éveil de façon humaine. Je rage de devoir subir cette torture pour déciller, ça me déprime. Pour peu que vous allumiez votre poste radio et que vous preniez toutes ces gesticulations matinales grotesques et pitoyables en pleines oreilles, vous enviez soudainement les sourds….On communique avec eux avec de gracieux gestes sensuels. Même pour vous dire d’aller vous faire foutre, c’est joliment dessiné, les doigts font des arabesques. Tiens...d'ailleurs comment un sourd se réveille-t-il le matin ?

Mon corps transpire sous la couette. Une moiteur un peu poisseuse entre les cuisses, sous les aisselles qui me donne toujours envie de prolonger l’instant. Ne pas bouger d'un pouce, écouter les bruits de la ville, rêver d'un être docile et aimable qui vous réveille silencieusement, avec sensualité, vous prépare le café, vous beurre vos tartines et éventuellement courbe sa gracieuse nuque sur votre bas ventre.
Je bouge les orteils, les écarte. J’aime bien mes pieds. Les pieds en général. J’ai toujours trouvé cela un peu troublant. Ce sont les orteils qui m’intriguent toujours, surtout quand ils sont palmés ou que le deuxième orteil est plus long que les autres : ça m’attendrit. Je garde en mémoire une bouche douce et chaude qui me suça longuement les orteils, j’ai alors eu l’impression qu’elle avait mon sexe en bouche…cette simple pensée me tiraille le bas-ventre. Je m’étire bruyamment en grognant. Comme souvent le matin mon sexe se dresse innocemment, je le caresse machinalement, soupèse mes couilles, gratouille ça et là et me lève d’un bond.
Je jette un coup d’œil dans la glace avant de me doucher : je suis content de ne pas être beau. Je n’aurais pas aimé être dévisagé, envisagé… comme disait la petite Paradis. Je n'aurais pas aimé être une femme pour cette raison. Je ne suis pas laid non plus. Enfin, je dévoile mes charmes quand ça m’arrange. Au premier abord mon insignifiance sert à me camoufler. Je peux ainsi m’adonner à mon passe-temps favori : la contemplation.

Le jet de la douche cingle ma peau, je pisse accroupi, en souriant, avec la jouissance de l’acte réprouvé. Arno, on n’urine pas sous la douche. Le savon est doux, mes poils s’emmêlent, se démêlent, mes mains prennent leur temps, réveillent chaque parcelle de mon corps. J’éprouve mon premier plaisir tactile en priant pour que ce ne soit pas le dernier de la journée. C’était mon angoisse…. que la journée me privât d’émotions.
Le café, bien noir, sans sucre,me brûle un peu la gorge et les tartines beurrées que je plonge sauvagement dans mon bol, laissent d’ignobles ronds graisseux à la surface en éclaboussant la table. C’est répugnant mais j’aime ça. Je vais de ce pas traverser la rue, pousser la porte battante du bistrot, m’installer à la table de gauche qui offre une vue imprenable sur la faune matinale passante.
Je vais contempler mes semblables avant de plonger dans le ventre du business.
Grand angle sur la chaleur, le brouhaha léger, différent de celui du soir, les attitudes des corps attablés, les regards encore endormis ou semblant prêts à en découdre avec la vie…. les lèvres et les oreilles déjà collées aux portables, esclaves s’enchaînant déjà à leur illusion de liberté.
Le percolateur crache son jus noir, inlassablement. Des femmes laissent sur le bord de leur tasse des marques de rouge à lèvres. Je hais l'odeur de ces rouges à lèvres, à vous dégoûter de désirer la plus troublante des bouches. Ça pue le gras, le renfermé, la graisse de phoque. Inimaginable tous ces détails qui m’attristent et me gâchent définitivement ma journée.
C’est comme ces chaussures poussiéreuses qui traînent sous la table d’à côté, qui n’ont jamais connu ni le doux frottement du chiffon imprégné de cirage ni son odeur, ni le rapide coup de brosse qui redonne du chic à la plus vilaine des chaussures. Ici, ce vernis écaillé sur ces ongles qui se voulaient pourtant sexy, ou encore ce maquillage épais sur cette femme qui sent déjà la transpiration mêlée au déodorant. Et pourtant comme j’aime les odeurs naturelles……une aisselle de femme qui a couru, une nuque moite après l’amour...
Trois très jeunes femmes sirotent leur café en riant, elles sont fraîches, pas très belles mais pleines de charme, elles sont surtout joyeuses. Elles me font du bien. Leurs six jambes enserrées dans des jeans identiques, des blousons courts laissent apparaître la peau de leur dos. La brune passe et repasse ses doigts dans ses cheveux longs avec un plaisir évident. Elles se lèvent bruyamment, sacs à l’épaule, et je remarque qu’aucune trace de culotte ne vient marquer leur pantalon, leur string ou leur boxer libère le dessin naturel de leurs fesses, cela me ravit.

La journée est bien partie. J’ouvre Libé, lis quelques lignes mais mon esprit paresseux se contrefiche des misères du monde. C'est le printemps. La plupart des femmes en jupe courte, assises, croisent les jambes tandis que celles en jupe longue croisent uniquement les pieds. Certaines allument nerveusement une cigarette. Je remarque bizarrement que ce geste de la femme rejetant des volutes de fumée ne dégage plus ce trouble qui me laissait rêveur autrefois. Aujourd'hui cela m’évoque immédiatement l’odeur de son haleine chargée en fin de journée. C'est idiot comme on change.

Une femme en manteau rouge entre et s’arrête un instant en plissant les yeux. Elle paraît soupirer et se dirige vers une table libre en biais de la mienne. D’un geste lent elle ôte son manteau, découvrant un chemisier un peu large et une jupe au-dessus du genou dont l’étoffe semble douce. Elle commande un cappuccino d’une voix claire, avec un joli sourire, pose ses mains à plat sur la table et redresse le buste en respirant profondément. Son attitude a plaqué son chemisier sur sa poitrine, et je distingue par transparence une jolie dentelle presque noire.
Cette femme semble en attente. Le serveur lui apporte sa commande ; la crème fouettée de son cappuccino est généreuse ce qui semble la mettre en joie ; elle plonge délicatement sa cuillère dans la crème et la pose sur le bord de ses lèvres légèrement écartées ; puis elle recommence, cette fois en léchant de façon gourmande la cuillère. La crème fouettée disparue dans sa jolie bouche, elle regarde tristement le café blanchi, lape une gorgée, grimace, et repousse la tasse.
Elle relève la tête, son regard balaie le café, elle soupire à nouveau. Sous la table je vois ses jambes remuer, s’écarter à peine, un pied se libérer de son escarpin et s’appuyer sur son autre cheville. Je suis aux anges.

Ce pied émancipé, gainé de Nylon presque noir me met en alerte. Mon attention est rivée à ces cinq orteils. Je suis sûr d’avoir vu ses orteils remuer…. Une femme qui aime étirer ses orteils est forcément une femme qui me plaît. Mais soudain le pied se repose dans sa chaussure et dépité je lève les yeux sur un grand énergumène qui s’installe face à elle en la couvant du regard.

De toutes façons c'est l'heure d'aller bosser.

Illustration : Bobi

jeudi 24 avril 2008

... in sanis mentis (1)


Un peu après le réveil.

La mère : - Viens mon lapin, que je te change ta couche !
L'enfant : - Mais Maman, je suis pas un lapin, je suis Kéké !

Plus tard. Moment de lecture, l'enfant se love contre sa mère et lui caresse le bras en disant :
- T'es gentille Maman !
Il tend les lèvres pour faire un baiser qui claque dans le vide.
La mère, le serrant contre elle : - Oh mon gros bébé, je t'aime !
L'enfant, pinçant les lèvres, désapprobateur : - Mais maman je suis pas un gros bébé, je suis un petit garçon !

Illustration : The black apple

lundi 21 avril 2008

Corpus sanus...(4)

Si mon corps était semblable à mon esprit il serait fin et droit comme un i.

A vrai dire, c'est ainsi qu'il s'est tenu, pendant longtemps, tandis que mes bras, souplement, enlaçaient un violoncelle.

J'ai toujours eu horreur des colifichets. D'un pantalon à pinces et d'un chemisier blanc, je me vêts pour la journée. Une paire de chaussures confortables permet à mes pieds de s'enfoncer dans le sol, la musique m'isole du reste du monde.

Mon brushing demeure impeccable qu'il pleuve ou non, car mes cheveux sont devenus aussi disciplinés que je le souhaitais adolescente. J'ai la chance d'être très mince ; je n'ai jamais eu à accorder à mon poids plus d'intérêt qu'un sujet aussi futile n'en mérite. Aucune rondeur ne s'est permise d'amollir ce visage aigu, d'infléchir ma voix, de mouiller mon regard.
Tant mieux.

Aurais-je été la même dotée d'une bouche large et molle comme celle de Sophie, ma violoniste ? Je l'accuse d'être naïve souvent, de se reposer sur ses acquis mais peut-on se comporter autrement lorsque des yeux océans laissent ouvertes les fenêtres sur vos pensées ? Elle porte de longues jupes pour dissimuler ses hanches rondes et barbouille ses joues d'une rougeur qui la rajeunit encore. Lorsqu'elle m'adresse la parole, sa voix chevrote, elle s'attarde et ronfle dans sa gorge. Enfin, elle se lance, toujours de façon interrogative : "Qu'en pensez-vous ? me demande-t-elle, en pouffant sans joie."

Je le reconnais, j'aimerais parfois proposer ma vie à quelqu'un qui saurait en prendre soin, mieux que moi. Je n'ai pas eu de chance, je n'ai jamais brillé et je n'ai pas beaucoup joui de mon existence. Pourtant je n'ai cessé de travailler. La nuit, des rêves me tourmentent pleins d'éclatants désirs, je m'agite, gesticule et gémis, malheureuse de ne pouvoir, insouciante, changer de destin.

Je feins d'avoir tout oublié de ces évasions nocturnes, au petit-déjeuner, mais la colère teinte les phrases que je prononce. Mon mari se dépêche de partir, il baise mon front d'une bouche glabre, devenu chaste au fil des ans. Les pleurs de Sophie m'irritent lors de nos répétitions. Ne pourrait-elle se draper d'une pudeur que son visage offense ? Qu'elle ne connaisse rien de la vie est une chose. Cependant, je ne supporte pas qu'elle ne cherche à dissimuler son innocence, moi qui ai piétiné la mienne pour me hisser à ce niveau d'excellence.

Sophie ne s'agite pas beaucoup pour réussir. Elle balaie le public de son sourire à fossettes, secoue sa chevelure et brandit son instrument telle une mariée son bouquet. Les gens applaudissent, ils se mettent debout et hurlent leur joie. La vulgarité de sa fougue ne les blesse pas comme elle me blesse, elle les ravit au contraire. Bis, crient-ils. Une autre, une autre ! Sophie a écorché sans la moindre pudeur le sublime trait de la cadence finale. Elle a ralenti là où Martinù a ajouté un a tempo, les critiques crieront au génie, loueront son toupet. Ils m'oublieront. J'ai l'habitude de lire à mon sujet des éloges plates qui me ressemblent. J'ai appris au fil des années que j'étais fiable, parfaite, efficace. Mon style sobre est idéal pour l'accompagnement mais personne ne m'écoute vraiment.

Tant mieux.

Personne ne remarquera qu'il m'arrive de transpirer si fort que mon chemisier colle à ma peau. Personne ne notera la crispation de ma main due à un début d'arthrose, l'épaississement de ma taille, ce dos que je n'arrive plus à cambrer. Mon violoncelle chante une vie qui me quitte tandis que mon sang reflue, mois après mois.

Sophie me tend la main. Elle rit. Je préfère saluer seule, mon instrument pressé sur le cœur, l'archet pointant vers le plafond.

Illustration : Mark Ryden

Qui veut des livres ?

Ma mère me permet de participer à un jeu charmant. Il s'agit d'une chaîne, du genre "envoyez cette lettre à 12 personnes sinon vous mourrez dans des souffrances horribles avant d'être empaillés", sauf que cette fois, c'est un livre qu'il faut transmettre et la seule punition si vous ne respectez pas la règle du jeu c'est que vous serez battus sur la place des Cordeliers à Romans, par Nefisa, la tigresse ! (Ouf, j'ai cru que je n'arriverai jamais à me tirer de cette phrase !)

(Je précise pour certains que ce n'est pas la peine de s'inscrire juste pour essayer de mériter la punition. Vous pouvez envoyer un mail à l'intéressée, ça ira plus vite.)

Chacun n'aura à envoyer qu'un seul livre, de poche, qu'il a déjà lu et en recevra 36 en retour ! J'ai déjà inscrit mon amie Nathalie. Il me reste 5 personnes à ajouter sur ma liste... Qui veut lire ?

Comment ça c'est pas clair ?

Illustration : Artandghosts

jeudi 17 avril 2008

Note de service

Jusqu'à ce soir, j'ai espéré avoir le temps de poster un nouveau Corpus Sanus mais je suis trop fatiguée.

Demain à l'aube, nous partons pour Romans, B., Zacharie et moi, aussi vais-je revêtir mon pyjama afin de me coucher.

C'est la première fois depuis sa création fin aout 2007 que ce blog entre officiellement en pause. J'ai peur qu'il se sente abandonné. Gardez un œil sur lui et prenez soin de vous...

A bientôt !

mardi 15 avril 2008

A sept heures quatorze

[J'interromps la série en cours pour narrer une scène à laquelle j'ai assisté, tôt ce matin.]


Zacharie venait de se réveiller, une heure avant l'heure habituelle, à cause de ses gencives douloureuses lorsque j'entendis des cris dans la rue. Je ne vais pas automatiquement à la fenêtre dans ces cas là, mais, après un instant, j'ai reconnu la voix profonde, pleine de colère, de la femme-qui-dort-dans-la-rue-en-bas-de-chez-moi. Elle poursuivait un homme. J'ai remarqué qu'elle portait un nouveau manteau, bordé de fausse-fourrure, qui ajoutait encore à l'opulence de sa silhouette et rendait sa colère plus impressionnante encore. L'homme, lui, tenait un balai, brosse tournée vers le ciel et une blouse du bleu des bleus de travail. Il ne lui répondait quasiment pas et continuait d'avancer tandis que, le devançant, elle semblait le provoquer, le heurtant de l'épaule, l'interpellant, cherchant son regard des ses yeux noirs, furibonds. Puis, un mouvement a attiré mon regard, aux portes de l'allée qui fait face à l'entrée de mon immeuble. Une femme de ménage observait la scène, agitée, mécontente. Elle regardait son collègue s'éloigner et je devinais son sentiment d'impuissance à ses soupirs, ses mains sur les hanches, son front courroucé.

Mais tout à coup, elle esquissa un sourire mauvais et surveillant si la femme-qui-dort-dans-la-rue ne revenait pas, elle se servit de son balai pour faire tomber ses couvertures par terre. Ensuite, elle recula et retrouva sa place dans l'embrasure de la porte. Aussitôt je m'élançai sur mon balcon, en chemise de nuit et l'apostrophai. Je lui balançai quelque chose du genre : "Mais ça va pas la tête ?" qui la pétrifia un instant. J'ajoutai "Pourquoi vous vous en prenez à elle ?"
Elle trouva vite une justification brillante :
"Les gens de l'immeuble se plaignent tous les jours.
- Se plaignent, se plaignent de quoi ? C'est une pauvre femme qui a échoué dans la rue et vous mettez ses couvertures par terre parce que vos employeurs se plaignent. Vous n'avez pas honte ?
Là, elle me jeta un regard haineux. Ses lèvres découvrirent ses gencives. Haineuses elle cracha :
- Y'en a marre de la crasse !"

Quelques minutes plus tard, la femme-qui-vit dans-la-rue-en-bas-de-chez-moi revint, le pas lourd. Elle ramassa ses couvertures. Regarda la flaque d'eau dont l'homme de ménage avait aspergé le trottoir au pied de son couchage. Elle s'installa. Laissa, comme d'habitude, ses tongues sur la marche inférieure, s'allongea. Puis, elle saisit sa tête entre ses mains et sanglota.

Plus tard je lui descendis un café qu'elle accepta. Tandis que je tournai le dos, B. qui me guettait, la vit sourire. J'espère l'avoir, un peu, réconfortée.

Illustration : Bobi

dimanche 13 avril 2008

Corpus sanus... (3)

Santos est venu me chercher ce soir. Il s'est tenu à distance tandis que je m'habillais. Il regardait ses chaussures. J'ai vacillé en essayant d'enfiler mon jean, je n'arrivais pas à plier mon bras droit et mes mains tremblaient mais lui, il fixait ses putains de pompes et il ne levait pas le petit doigt pour m'aider. J'ai craché :
"Qu'est-ce qu'il y a, elles ont un accroc ?"
Il a bondi :
"Un quoi ? il a demandé".
Dans sa bouche avec son accent espagnol, ça donnait oune coua ? Ridicule ! Comment j'ai pu trouver ça sexy un jour ?
J'ai braillé :
"On dit un ! Un ! C'est pas compliqué quand même, non ? Ça fait 5 ans que tu vis à Paris, t'aurais pas pu intégrer au moins ça ? Non, c'est bien plus sympa d'intégrer de la coke par tous les trous, hein ?"
Il s'est dirigé vers moi, a tendu une main vers mon épaule :
"Né t'énervé pas, Baby, tou es oune peu fatiguée, c'est tout ! Tou verras, tout ira bien."
Je me suis collée contre lui.
"Ok, j'ai susurré, alors vas-y, saute-moi ! Baise-moi, allez, vas-y Baby ! Ça fait longtemps, tu dois en avoir envie, non ?
Ma voix craquait comme le bois entrain de flamber. Il a reculé. Peut-être craignait-il de se brûler, lui aussi :
- Mais on n'a pas lé temps là Baby, lé taxi nous attend !"
Mon rire a ronflé dans ma cage thoracique.
- Mais quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit de si drôle cariña ? C'est vrai, le taxi doit nous attendre, tiens regarde, on le voit d'ici, dit-il en me désignant une tâche blanche devant l'entrée.
- Allez, va ! Va chercher un fauteuil, je ne pourrai jamais marcher jusqu'à ce putain de taxi."
Il s'est élancé hors de la chambre. Sur son front, une goutte de sueur a brillé. J'ai appuyé mes index au creux de mes yeux. Ils sont restés secs. Puis j'ai appelé l'infirmière pour qu'elle m'aide à m'habiller.

Le chauffeur nous a à peine adressé la parole mais je ne cessais de croiser son regard dans le rétroviseur. Au premier feu rouge, il y avait une grande affiche avec une photo de moi pour la campagne Dior. Je serrais un flacon contre mes décolleté comme s'il s'agissait d'un truc sexuel. Ma langue nageait dans un sourire niais.
"Quelle conne ! j'ai lancé en direction du chauffeur.
Il a froncé les sourcils. Son regard ne cessait de naviguer de la photo à mon visage dans le rétroviseur. Je me suis mordu les lèvres sauvagement, j'ai désigné la pub :
"Cette pétasse, là, j'ai jamais pu la blairer. On dirait une pute !"
Il a marmonné. Je n'ai rien compris, j'ai pas cherché à comprendre. Honnêtement j'en avais rien à foutre. Enfin nous nous sommes garés devant ma maison. Santos a voulu lui donner un billet de plus, je le lui ai arraché des mains :
"Garde ça pour ta dose ce soir, chéri, j'ai murmuré.
Le taxi a démarré en trombe. J'ai claqué la porte au nez de Santos, il n'a même pas sonné. Je parierais qu'il a esquissé un sourire en se barrant.

Enfin, j'étais chez moi. Je suis allée chercher mon bonsaï préféré près de la baie vitrée et je me suis assise avec lui sur le canapé. Annette est arrivée avec une orange pressée. Je ne buvais que ça depuis trois mois. Ça et de l'eau, bien sûr. Elle m'a regardée et elle a failli me dire quelque chose d'intime, de chaleureux. Je l'ai deviné à sa façon d'inspirer profondément, de se tordre les mains. J'avais beau paraître en pleine observation de mon Ginkgo, je la voyais du coin de l'œil se dandiner sur ses grosses jambes.
"Bon, ai-je demandé, vous allez restée plantée là longtemps ? Vous avez pas autre chose à foutre ?"
Elle a filé sans prononcer une seule parole.

Cette année, je l'avais taillé en forme de flamme. Il me rappelait une robe de Givenchy que j'avais portée lors de mon premier défilé. Pleine de bouillonnements alambiqués, elle avait l'air pure - oui, je ne vois pas d'autre mot - et simple. Alors qu'elle ne l'était pas du tout. Ouais je sais c'est bateau comme idée. Enfin bref, mon arbre me fait penser à cette robe. Sauf qu'elle était rouge, lui, il est jaune comme le soleil sur les dessins d'enfant. J'ai pressé la pulpe de mes doigts sur ses feuilles veloutées. De son tronc s'élançaient des branches graciles, tortueuses. J'ai souri :
"Tu n'as pas encore perdu tes cheveux, toi. Pourtant l'hiver arrive bientôt ! Tu vois, moi j'ai pris de l'avance... Enfin ce qui compte, hein, c'est pas ça... "
Je l'ai posé sur la table basse. Et j'ai entrepris de gravir les quelques marches qui menaient à ma chambre. Sur le lit, une robe s'étirait. Elle provenait de la dernière collection de Jean-Paul et il n'avait pas oublié que j'en rêvais. Au milieu, une carte dorée proclamait "Bon rétablissement ! JPG" J'ai saisi le tissu soyeux et j'ai sonné Annette.
"Aidez-moi, j'ai ordonné."
Je me suis allongée sur le lit et je me suis laissée déshabiller. Annette a ôté mon jean, mes chaussettes. Je me sentais comme un tout petit enfant, presque heureuse, je m'endormais presque. Puis j'ai compris qu'elle ne savait pas comment s'y prendre pour le tee-shirt alors je me suis assise et j'ai tendu les bras devant moi. Le droit est retombé très vite. J'ai soupiré.

Quand je me suis retrouvée en sous-vêtement, elle a hésité. J'ai annoncé ce qu'elle redoutait :
"Avec cette robe, il va falloir que je me passe de soutif !"
Elle a obéi, malgré sa frayeur, et s'est glissée dans mon dos pour dégrafer le sous-vêtement. La prothèse amovible a roulé sur le sol. J'ai pouffé. Puis je me suis tournée vers Annette, pour qu'elle m'aide à passer la robe. Elle a tenté d'accuser le choc, brave Annette, mais elle a aussitôt mis ses deux mains devant sa bouche pour étouffer des sanglots :
"Oh Mademoiselle ! s'est-elle exclamée, ma pauvre Mademoiselle ! Ce n'est pas juste... Vous qui étiez si...
Je l'ai coupée :
- Allez Annette, aidez-moi, on va pas y passer la nuit !"

C'est ce moment là que ma mère a choisi pour m'appeler. La robe a déboulé sur mes mollets comme une vague de soie tandis que la sonnerie du téléphone grelottait. Le tissu était presque entièrement transparent, sauf sur la poitrine et autour du nombril, où des arabesques brodées étaient censées dissimuler tétons et orifice. Mais ma cicatrice, elle, demeurait bien visible, violacée, boursoufflée, sous les dorures délicates. Et de toutes façons, le tissu, par dessus, pendait benoîtement. Annette m'a tendu le téléphone après avoir échangé les formules d'usage. Elle reniflait encore.

"Allo maman ? j'ai murmuré.
- Comment ça va ma chérie ? s'est-elle enquis poliment.
- Oh très bien maintenant Maman. Je suis tirée d'affaire. Le cancérologue me l'a dit ce matin. La chimio a bien fonctionné, aucune métastase n'a résisté. Enfin, tu sais, il faut quand même attendre cinq ans pour se dire guéri mais il est plus qu'optimiste !
- Tu m'en vois ravie, a-t-elle articulé. Et... Ils ont opéré finalement ?
- Oui, oui. C'est vrai que tu ne m'as pas appelée depuis deux mois, que le temps passe vite ! Bon, ben ils m'ont coupé le sein droit. Ils ont bien nettoyé, m'a dit le chirurgien. Voilà. Mais bon. Tiens c'est drôle mais je n'arrête pas de penser à cette phrase que tu serinais chaque fois que des gens me disaient que j'étais belle, quand j'étais avec toi.
- Quelle phrase ma chérie ? articula-t-elle, craintive.
- Ça te rendait furieuse qu'on dise ça de moi, ouais je me rappelle, ça te foutait dans des rages folles...
-Surveille ton langage ma chérie, ordonna ma mère.
- Ecoute, si mon langage te déplait t'as qu'as aller te faire v... Bon, on s'en fout de mon langage. C'est la phrase qui est importante. Tu ne t'en rappelles pas ? Mais si, allez, tu me le répétais à longueur de temps. Dans ta bouche c'était presque une insulte d'ailleurs.
- Oh ! Mais que...
- Allez, tu donnes ta langue au chat ?
Je pris une voix militaire. Sa voix :
- Ce n'est pas ça qui importe. Ce qui compte, c'est la beauté intérieure ! Alors ça te revient ? Tu ne peux pas avoir oublié ?
- Et bien c'est vrai non ? soupira-t-elle soulagée de s'en tirer à si bon compte.
- Oui oui, oh, j'en suis persuadée. D'ailleurs, quand Karl Lagerfeld va refuser de m'engager pour le prochain défilé c'est ce que je vais lui répondre ! Je vais lui dire "Et ma beauté intérieure ? Hein ? Regardez je suis toute propre à l'intérieur. Plus de tumeur. Plus de métastase. Ma mère me trouve enfin valable !"

J'ai tendu le téléphone à Annette et j'ai descendu les marches jusqu'au salon. Ma mère s'excitait dans le vide. Ses phrases s'écoulaient, étouffées par la distance comme si j'avais pressé un oreiller sur son visage. Le Gingko pointait, radieuse, sa cime vers moi. Je me suis affaissée sur le sofa et je l'ai saisi par le tronc, de mes deux mains. J'ai eu mal en lui ôtant la première feuille, d'une torsion lente. A la dixième, mes larmes s'agrippaient aux branches dénudées avant de chuter sur le tapis de mousse. A la trentième, je souriais, enfin calmée :
"Tu es vivante, c'est ce qui compte, me suis-je promis. Rien d'autre ne compte"

J'ai collé mon nez contre le bonsaï. Il sentait la forêt. Lui, si petit.

Les feuilles que je lui ai laissées forment une couronne dorée. Il la porte crânement.

Illustration : Mark Ryden

vendredi 11 avril 2008

Corpus sanus... (2)

Une fois papa a cassé une brosse à cheveux sur ma tête parce que je bougeais trop pendant qu'il me coiffait. Mais, la plupart du temps, c'est à Maman qu'il s'en prenait. Elle l'agaçait, c'est ce qu'il répétait, "tu m'agaces, ce que tu m'agaces !" et puis il concluait : "morue", "sale truie", "grosse vache". Toujours des noms d'animaux.

Ça, on ne peut pas dire, il avait de l'imagination Papa ! D'ailleurs il ne supportait pas que je prononce des gros mots devant lui, ça l'horripilait "de façon phénoménale", qu'il disait. Oui, comme ça, exactement, c'est drôle que je me souvienne de ça aujourd'hui : "ça m'horripile ! De façon phénoménale, ce manque d'imagination !" Il articulait soigneusement chaque syllabe comme s'il les apprenait en même temps, comme une récitation. Et il me cognait. Mais pas très souvent, faut le reconnaître. Non. Pas trop souvent. Il devait trouver que c'était plus équitable de taper sur Maman.
Si elle avait voulu, elle aurait pu se défendre, elle.

Nous ne pouvions pas prévoir ce qui allait l'agacer à son retour de l'un de ses enregistrement. Oui, il était preneur de son Papa, un chouette travail ! L'autre jour, j'y pensais, et j'ai ajouté "et donneur de leçon". Ça m'a presque fait rire. Mais non. Pas vraiment en fait. C'est juste un peu d'air qui s'est échappé de mon nez, vite. J'ai néanmoins poursuivi la métaphore en me disant que j'avais été "preneur de coup" ; l'effet comique a été nul, cette fois.

J'avais trouvé un moyen de m'endormir sans avoir peur. Ça a fonctionné assez longtemps. Enfin, je veux dire, ça me calmait et ça m'aidait. Mais lui, le jour où il a voulu me corriger en pleine nuit, il lui a suffit de se camper au pied du lit et de m'ordonner de sortir. J'ai obéi, évidemment. Je me rappelle, je me frottais les yeux à moitié endormi et j'avais même pas peur. Parce que je venais de faire un beau rêve, un rêve magnifique, plein de lumière. Alors, devant Papa, en pyjama, j'essayais d'accrocher dans ma tête quelques images pour les retrouver après. Il s'est énervé - peut-être qu'il a cru que je ne l'écoutais pas - et il m'a tapé dessus avec une poêle. Du coup, tout s'est mélangé - à l'intérieur je veux dire - et je suis tombé dans les pommes. Maintenant quand j'y pense, il me semble que le rêve qui a précédé cette nuit là avait été un cauchemar. Mais non. C'est l'inverse. Enfin je ne sais plus.

Bref, ce que je faisais avant, c'est que je me couchais sous mon matelas. Entre le matelas et le sommier. J'étais si fin, et puis avec les draps qui pendaient le long, on ne me voyait pas. Il fallait bien chercher. Maman, elle racontait au médecin : "Il est pas bien solide. Pas costaud. Il tombe tout le temps." La poudre sur ses pommettes bleues s'estompait. Sa paupière était gonflée, son nez ressemblait à celui d'un boxeur. Le docteur m'ébouriffait les cheveux, je sursautais, il s'exclamait "Bah alors, monsieur, casse-cou, essaye de regarder un peu où tu mets les pieds la prochaine fois !"

J'ignore comment cela s'est passé. Je ne me souviens plus vraiment. Tout a commencé quand maman est morte et qu'on m'a placé dans cette famille, la première. Je me sentais si léger. Le vent m'effrayait. Il me semblait qu'il pourrait m'emporter d'une bourrasque et que j'allais me retrouver face à Papa. Je continuais à me cacher sous le matelas, la nuit, mais Estelle n'aimait pas ça. Elle disait "arrête ton cinéma ! Tu as bien vu où ça l'a mené ton père de faire du cinéma hein ! " Même si je rangeais bien les draps après, elle aimait pas. Elle trouvait ça pas sain. Bon, elle avait sans doute pas tort.

Alors j'ai grossi. Je suis devenu costaud. Maman aurait été contente, je crois de me voir, comme ça, bien costaud. Si ça se trouve, j'aurais pu la défendre, dommage ! Par contre, impossible de me glisser sous le matelas, j'ai essayé, mais il ne me couvrait plus du tout, l'air se faufilait. Une main aurait pu m'attraper, c'était nul ! A l'école on m'appelait "Barbapapa" ou "Bibendum", j'éclatais de rire. J'ai toujours adoré l'école. Surtout réciter les leçons, je retenais facilement. Oh maintenant, c'est plus ardu ! L'âge sûrement ! On ne peut pas être et avoir été...

A présent, le médecin me déclare obèse. A ma visite mensuelle, il m'a demandée : " Et toutes ces fractures anciennes, c'était à cause de votre surpoids ? Vous étiez en surpoids enfant ?" Je n'ai pas eu envie d'inventer quelque chose alors je me suis tu. J'ai souri.

Je souris tout le temps maintenant. Je n'ai plus peur. Ma chair forme le matelas et le sommier de mon corps. Je suis en sécurité. Oui. Et quand je sors, malgré mes 160 kilos, les gens ne semblent même pas me voir. Si ça se trouve, je suis vraiment devenu invisible !


Illustration : Mark Ryden

jeudi 10 avril 2008

Corpus sanus... (1)

Dans le ventre de notre mère, ma sœur tenait déjà tout la place. Nous avons failli mourir toutes les deux, car elle recevait trop et moi, presque rien.

Depuis, les choses n'ont guère changé :
"Oh ! Mais vous êtes exactement pareilles ! s'exclament les gens en nous voyant ensemble pour la première fois."

Clarisse parle pour nous deux, elle invente des histoires ahurissantes que chacun écoute, concerné, passionné.

Quand on m'interroge, je ne sais qu'énoncer des vérités. Dans les yeux de mes interlocuteurs, je vois qu'ils les considèrent, circonspects, comme des platitudes flirtant avec le sordide.

La plupart du temps, je demeure silencieuse mais personne ne s'en émeut. Il leur suffit que l'une de nous s'exprime.

Puisque pour eux nous sommes identiques.

Alors je regarde ma sœur et j'énumère nos différences : la paupière de son œil droit penche un peu tandis que la mienne s'étire vers le front ; j'ai un grain de beauté qu'elle n'a pas sur un sein ; je souris sans montrer les dents, tandis qu'elle ouvre la bouche, laissant affleurer une langue un peu pâle qui palpite ; ses cheveux bouclent, pirouettent, se mêlent gracieusement aux volutes de sa cigarette. Les miens, sont raides, ils forment un casque épineux sur ma nuque. Je grince :
"Tu devrais éteindre cette cigarette. Ce n'est pas bon pour ta santé."
Clarisse m'ignore et je m'en trouve rassérénée.

Je suis moi dans le faible interstice qu'ouvrent nos dissemblances.

Illustration : Artandghosts

mardi 8 avril 2008

Pleins de DRIIIING !

Finalement, une nuit, le téléphone sonna, nous réveillant toutes les trois. Ma mère nous empêcha de la suivre dans le couloir et répondit, seule, enfermée dans le salon. Elle nous recoucha cinq minutes plus tard, le visage déterminé :
« Ca y est, nous souffla-t-elle. Ce sera fini demain soir, je vous le promets. Dormez tranquilles ! »

A sept heures, elle nous déposa, comme d’habitude chez Madame Gratton dans la cuisine où mijotait un bœuf bourguignon, et elle partit pour la gendarmerie. Madame Desrochers avait ordonné que les dix-mille francs (elle avait revu ses exigences à la baisse) soient déposés sous l’escalier de l’allée A à 11 heures. Ma mère suggéra que les gendarmes se postent avec des jumelles dans la villa du berger allemand afin d’observer ce qui se passait dans l’allée.
De plus, les voisins du rez-de-chaussée de l’allée A avait promis de rester aux aguets derrière leur œil de bœuf.
Férue de romans policier, ma mère eut l’idée d’imbiber de bleu de méthylène les faux coupons enfermés dans un paquet scellé. Ainsi le coupable aurait les mains tâchées et serait confondu aisément.

Toute la journée, depuis 10 heures du matin, les gendarmes observèrent les allées et venues de madame Desrochers. Elle descendit trois fois au local à poubelles, vérifia sa boîte aux lettres cinq fois et emmena sa fille au bac à sable à quinze heures. Au milieu de l’après-midi, on téléphona à ma mère et la voix féminine, hystérique, cria qu’elle avait mal placé l’argent, qu’elle n’était pas dupe, qu’il était bien trop visible des appartements du rez-de-chaussée. Ses menaces se firent plus précises, le groupe allait nous enlever toutes les trois et nous découper en morceaux, à tour de rôle. Derrière elle, les pleurs d’enfant devinrent stridents. Ma mère, épuisée, s’empressa d’aller déplacer le paquet. Mais lorsque nous revînmes de l’école, escortées par une madame Gratton un peu tendue, elle aussi, le paquet n’avait pas bougé.

Finalement, à vingt heures, les gendarmes arrêtèrent madame Desrochers et la placèrent en garde à vue. Son mari, un militaire, n’était pas là et sa petite fille fut confiée aux services sociaux pour la nuit. Madame Desrochers résista vingt-quatre heures avant d’avouer son forfait. Elle expliqua qu’elle avait vu ma mère à la fête de la copropriété et qu’elle l’avait enviée. Elle était belle, libre, avec des sandales dorées ; Anna et moi courrions partout en entraînant les autres enfants des Rousses à notre suite. Madame Desrochers avait eu tellement envie de devenir l’amie de ma mère.

Puis elle avait renoncé.

*****

Quelques jours plus tard, nous venions de fêter la fin de ce calvaire, lorsque quelqu’un sonna. Monsieur Desrochers s’imposa. Portant sa petite fille et un cadeau dans les bras, il entra dans le salon. Il supplia ma mère de retirer sa plainte car, expliqua-t-il, sa femme faisait une dépression à cause de sa grossesse. Il ne s’était pas rendu compte de la gravité de son état jusqu’à ce qu’on l’appelle après qu’elle eut avoué. Nous ouvrîmes le cadeau du bout des doigts, sous le regard courroucé de ma mère. Le jeu s’appelait Perds pas la boule.
« Il est nul ce jeu s’écria ma sœur !
- Chut, soufflais-je !
- Bon d’accord, soupira ma mère, mais promettez moi de déménager dans les deux ans.
- Accord conclu ! »


*****

Les Desrochers ne déménagèrent jamais. Je ne sais pas si madame Desrochers guérit mais chaque fois que nous la voyions, au loin, nous nous écriions :
« Regarde, c’est la folle ! »

Dévalant la pente devant l’allée A, nous hurlions :
« C’est l’allée de la folle ! »


FIN


Illustration : Mark Ryden

Un RAAAAAA SPLACH !

Les jours qui ont suivi la conversation nocturne avec ma mère m’ont sans doute donné le goût d’être habitée par de vastes secrets. Tandis que Madame Gratton embrassait sa fille sur les deux joues et la serrait avec force contre sa poitrine pointue, je relativisais déjà leur présence, égrenant les infinies possibilités de danger que nous allions courir, désormais, sans ange gardien, jusqu’au soir.

Ma sœur, se précipitant dans la cour des classes maternelles, agitait déjà la main, et je mesurai, terrifiée, l’étendue de son innocence. Il me sembla qu’il aurait mieux valu qu’elle sache ce dont nous étions menacées. Je décidai de l’en informer dès la récréation de dix heures car une chose me semblait plus effrayante que l’idée qu’elle puisse être enlevée, c’était le fait qu’elle puisse l’être sans comprendre de quoi il s’agissait.

Je l’imaginai, jetée dans une voiture noire, enfermée dans une cave, seule, perdue. Si nous pouvions être ensemble ce serait différent, bien sûr, mais je ne pensais pas que les ravisseurs auraient cette délicatesse. Puis, ils n’arriveraient sûrement pas à m’attraper, moi. Anna ce serait facile, elle était si naïve parfois !

J’avançai dans la cour de droite, au milieu des bouleaux dénudés, lorsque deux bras m’entourèrent, bloquant les miens. Je tentai de me débattre, en vain. Je criai et reçus un coup de pied dans un tibia en représailles. Soudain, un parfum de fraise me parvint. Je fronçai le nez.
« Lâche-moi Delphine, ordonnai-je. Sinon, je raconterai tout à ta mère ! »
La fillette me maintint quelques minutes en silence. Je commençais à penser qu’elle était peut-être de mèche avec le groupe qui voulait nous enlever quand sa réponse me parvint : dégoulinant, plus éloquent qu’un long discours, le crachat fut propulsé entre mes couettes, à la racine de mes cheveux. RAAAAAA SPLACH ! Je le sentis dévaler ma nuque et glisser à l’intérieur de mon chemisier.
« Ca t’apprendra à me piquer ma poupée ! vociféra Delphine. »
Elle s’éloigna calmement.

J’aurais pu la poursuivre mais je préférai taper dans mon dos afin d’écraser la traînée de salive qui galopait le long de ma colonne vertébrale. Je devais avoir l’air complètement idiot ainsi et plusieurs enfants se donnèrent des coups de coude en me regardant. Enfin j’atteignis le glaviot, au milieu de mon dos. Je frottai afin de sécher l’affront complètement, tirai la langue à mes spectateurs étonnés et me dirigeai vers le préau. J’espérais bien récupérer les billes perdues la veille.

C’est en classe que je me rendis compte que ce qui m’arrivait était tout simplement fascinant. Un groupe voulait nous enlever, moi et ma sœur ! Ma mère était victime d’un chantage ! J’avais l’impression d’assister à un épisode de Dallas ou de Dynastie, sauf que dans le rôle de la blonde effarouchée, c’était moi, avec mes cheveux entrain de pousser, mes lunettes et mes appareils dentaires. J’étais étrangement silencieuse. Mes camarades babillaient, comme d’habitude mais je ne les entendais pas. Je ne les voyais pas, je flottais, mon stylo entre les dents. J’étais devenue mystérieuse, semblable à Candy lorsqu’elle venait de voir Terry pour la première fois. Tout me regardait, les ombres dans les placards, le ciel orageux, une image dans le livre d’histoire. Dehors, des oiseaux murmuraient des présages que j’étais seule à entendre, des signes m’informaient minute après minute du déroulement futur des événements.

Pendant ce temps, ma mère prenait les choses en mains. Elle profitait de sa journée de congé pour aller voir les gendarmes et leur montrer la lettre anonyme. Ceux-ci venait de raccompagner un jeune couple qui habitait dans l’allée A des Rousses et qui avaient eux aussi reçu une lettre de menaces. Ils soupçonnaient une femme de leur immeuble avec qui ils avaient eu une dispute assez aigre quelques jours avant : madame Desrochers, était enceinte et mère d’une petite fille de deux ans qu’elle gardait à la maison. On la voyait parfois, dans le parc des Rousses, élaborant dans le bac à sable, des châteaux à créneaux que son enfant détruisait avec des cris gutturaux. Elle cachait son ventre sous des robes amples à imprimés grotesques. Rien ne semblait animer son visage hagard. Ni les pépiements de sa fille, ni la promesse qui poussait à l’intérieur de son ventre. Ma mère soupira. Cette femme était aussi menaçante qu’une poupée de baudruche… On avait juste envie de lui raconter une bonne blague pour la dérider.

De retour dans l’immeuble, ma mère alla interroger les concierges qui logeaient au rez-de-chaussée ; elle apprit que, la veille, madame Desrochers était venue leur poser une question anodine. C’est à ce moment là qu’elle avait dû glisser la lettre dans notre boîte.

Les gendarmes avaient dit à ma mère d’attendre que la personne nous recontacte.
Nous attendîmes une semaine entière. Rongée d’angoisse, ma mère se disait que peut-être les choses allaient en rester là et que finalement ce serait le pire. Ne pas savoir avec certitude, qui était à l’origine du chantage.
Faudrait-il déménager, fuir ? Ou accepter de vivre, dans la crainte que le retour de nos habitudes décontractées, soit le signal de notre malheur ?

(A suivre...)

Illustration : Karen Preston

samedi 5 avril 2008

Ma vie a côté de moi

En cours, l'expression d'une élève - avec cette façon de faire rouler le r sur la langue, le brillant du i, un peu naïf, le a clair mais profond - me tord les boyaux parce qu'elle me rappelle Zacharie. Une envie violente d'être près de lui, d'écouter ses babillages, de regarder rouler ses petites voitures sur les bras du canapé me laisse à deux doigts de planter là la jeune chanteuse, qui ânonne une chanson de Brel.


Ce soir, essayant de faire oublier à mon fils la crémaillère forcenée des voisins du dessous, je rêve d'écrire. Des phrases surgissent, parfaites, elles défilent soumises, merveilleuses, pleines de métaphores célestes. Des adjectifs élégants comme des chemisiers à boutons de diamant se bousculent et trébuchent à leur suite. Les verbes intransitifs, drapés dans leur réputation d'incorruptibles, calment la fougue saugrenue de certaines phrases à rallonge. La rythmique est passionnée, chaque syllabe trouve sa place dans la mélopée ensorcelante d'un texte fabuleux. Mais je n'ai pas de stylo à portée de main. Et d'ailleurs, dans ma main, les petits doigts de Zacharie, reposent, sursautent, m'agrippent. Les phrases filent tandis que j'en répète d'autres en boucle, éperdue, sachant que j'en aurai oublié la plupart tout à l'heure.


Il est 23h24 et toute velléité d'écrire m'a abandonnée. Pantelante, je valse d'une page à l'autre sur le WEB. Parfois j'ajoute une plaisanterie à la litanie des commentaires mais les mots se dérobent et sont remplacés bientôt par des signes de ponctuation. Mes épaules sont douloureuses, ma nuque raide, sujet verbe complément, sujet verbe adjectif, je n'arrive plus à sortir de cela, comment sortir de cela ? JE SUIS FATIGUEE !


Couchée, je cherche le sommeil sous une pile de couvertures. Une note dans ma tête s'étire langoureusement, discrète au sein de mélismes sirupeux. Une voix s'élève, mes lèvres scandent un refrain anglais, papapapa, tadam ! Ma gorge vibre de contenir la mélodie... Mes pieds s'agitent.


Illustration
: Elisabeth Arena

Des TSTTT ! Des CLAC CLAC CLAC CLAC !

Pour aller à l’école, nous descendions le virage du L de la copropriété en courant. Nos cartables battaient dans le bas de notre dos, nous gambadions, dansions, organisions des concours de pas chassés, de saute-mouton. Arrivées dans la rue, dos aux deux premiers immeubles où étaient logés des militaires, nous tournions à gauche et passions devant la grille noire d’une grande demeure qui nous paraissait aussi mystérieuse qu’un château. Pendant longtemps un berger allemand ventripotent avait baptisé les paumes de nos mains d’une truffe reconnaissante. Nous lui apportions des morceaux de jambon dérobés dans le réfrigérateur, du sucre et du pain sec. Il gobait le tout en se dandinant, levait des yeux humides et retournait se coucher au bout d’une longue allée dans sa niche au toit rouge. La tête allongée sur les pattes de devant, il nous oubliait, ses paupières recouvraient l’orbite vaseuse de ses yeux presque aveugles. Sous son pelage, la peau se gonflaient de vagues, ses oreilles pagayaient, gémissant, il entrouvrait sa gueule où manquaient quelques dents : il rêvait.
Il avait été remplacé, depuis peu, par un compatriote canin à poils longs. Celui-ci avait été dressé et il défendait la propriété de ses maîtres avec une fougue exagérée. Pour l’éviter, nous traversions la route et marchions sur le trottoir d’en face le menton tendu dans sa direction. Insensiblement, Anna se rapprochait de moi. Elle glissait sa main dans la mienne.
« Le voilà ! criions-nous en l’apercevant débouler. »
Nous pressions le pas mais ne pouvions nous empêcher de regarder l’apprenti molosse, les crocs découverts, baignés d’écume. Il grondait sombrement puis se mettait à japper, la tête glissée à travers les barreaux du portail, ébranlant la structure en acier par des coups de poitrail.
« Mais pourquoi il fait ça ? demandait ma sœur.
- Je ne sais pas. Peut-être qu’il a peur de nous.
- Oh ça ça m’étonnerait. Je suis sûre que s’il pouvait escalader le portail, il nous mangerait.
- Hum t’as raison, reconnaissais-je. Il commencerait par toi parce que tu as des joues plus dodues ! »
Je m’élançais alors jusqu’au carrefour et, dissimulée à l’angle, j’attendais qu’Anna apparaisse, pleurnichant, trottinant.
« Oh le bébé, oh le bébé, chantais-je.
- Tu es méchante, je vais tout le dire à Maman !
- Gnagnagnagnagna ! »

Mais ce jeudi-là, il était exclu que nous allions à l’école seules. Les ravisseurs pourraient nous faire monter dans une voiture noire aux vitres teintées, nous attacher avec des cordes et nous jeter dans une cave sans lumière où nos cris ne seraient pas entendus. Ma mère nous avait donc déposées, alors que le jour ne s’était encore pas levé, chez Madame Gratton. Celle-ci nous permit de nous asseoir à la table de cuisine en Formica immaculé. Sa fille, Delphine, blonde et couronnée de tresses, nous observa avec timidité, tête baissée. Sur le feu, des casseroles en fonte bouillonnaient ; elles exhalaient des parfums de viandes en sauce, de poireaux et de carottes, qui, à cette heure matinale, me soulevaient le cœur. Madame Gratton nous tourna le dos pour en remuer le contenu à l’aide d’une cuiller de bois. Ses bras s’élevaient comme des ailes, il semblait qu’elle charriait des tonnes de mélasse. D’entre ses dents, un bout de langue pointait.

Je profitai de l’occasion pour m’emparer de la poupée de Delphine. Doucement, je lui intimai le silence d’un mouvement de lèvres :
« TSTTT ! »
Elle écrasa une larme sous son poing et me le balança sur la bouche par surprise. Ma lèvre se mit à saigner :
« Aïe ! hurlai-je. »
Anna sanglota. Aux fourneaux, Madame Gratton, prit le temps d’essuyer sa cuiller sur le rebord d’une casserole, d’un côté et de l’autre. Elle la déposa sur le bord de l’évier et se retourna. D’un coup, ma mâchoire inférieure s’affaissa. Sous son haut chignon qui semblait fait de bois plutôt que de cheveux, ses sourcils noirs s’étaient légèrement froncés. La peau enduite de fond de teint et de poudre, laissait à peine deviner l’outrage à la beauté glaciale de notre voisine. A vrai dire, cela dessinait deux parenthèses minuscules où semblait focalisée une rage démente. Madame Gratton se dirigea vers sa fille. Elle étendit son pouce et son index devant son nez, puis, s’en servant comme d’une pince, elle saisit son oreille droite qu’elle tira tellement fort que Delphine se souleva de son siège. Enfin, elle tourna jusqu’à ce que les cartilages craquent. Ceci fait, Madame Gratton contourna la chaise de sa fille pour recommencer de l’autre côté. Cette fois, elle nous jeta un regard cruel. Anna cessa de renifler. Je déglutis.

A huit heures dix, nous prîmes le chemin de l’école. Nous marchions toutes les trois devant, main dans la main. Madame Gratton, sanglée dans sa gaine, tambourinait le sol de ses hauts talons : CLAC CLAC CLAC CLAC !
Nous sentions son regard dans notre nuque.

Le jeune berger n’aboya pas, lorsque nous passâmes devant lui.

Illustration : Bobi

jeudi 3 avril 2008

Ma vie est un Roman(s)

Grâce à mon époux, mes lecteurs, mes amis, ma famille, les collègues de ma mère et ses compagnons de bowling, grâce à d'adorables blogueurs qui ont orchestré un véritable battage médiatique, me voilà qualifiée pour le Festival de Romans, et troisième dans la catégorie littérature.

Alors en vrac et dans le désordre merci à Balmeyer, et Mr Quicoulol, Gaël, Marc Vasseur, Trublyonne, les boulets, Nicolas J. et vive les blogueurs, Didier Goux et sa charmante épouse, Nefisa, Georges, sa sœur et ses copains, Boronali, Les ménagères de moins de cinquante ans, Flannie, Otir, JustMarieD, Notsuo, Dorham, Aglaë et Sidonie, Jelaipa, Kozlika, Vagant, Luna Pat, Maman et sa clique, Mariette, mes cousins et cousines, Nathalie et Julien, Isabelle, Thi-Lien, Alexandre et Amélie, Les frères Cousin et consorts, Laurent et Camille, Zozo et mes chats...

Vous me donnez juste envie d'écrire...


[ Si je vous ai oublié, n'hésitez pas à me le faire savoir ! ]