mardi 22 janvier 2008

Tenir la chandelle ( 1 )

En classe de sixième, j'ai rencontré Isabelle.

A l'époque j'étais maigrichonne, puérile, je portais des lunettes aux bordures plastifiées et mes cheveux improbables, coupés au carré, faisaient ronfler leurs boucles autour de mon visage ingrat. Chaque fois que ma tante m'apercevait, elle m'écrasait contre sa grosse poitrine et balançait à ma mère : "Tu lui donnes de la viande de temps en temps ? Elle est toute pâle ta fille !"
Mon oncle pinçait une de mes jambes et s'écriait : "En plus, elle a de vraies cuisses de grenouille, regarde-moi ça !"

L'insouciance à laquelle tout le monde associe l'enfance je ne la connaissais pas, mais réfléchir aux problèmes des adultes m'avait empêché de mûrir sur bien des points et je ne pouvais m'empêcher de chevroter bêtement lorsque j'entendais raconter que Cédric voulait sortir avec Séverine ou Sandra avec Joël.

Le soir, je jouais avec ma Barbie aux cheveux rasés. Elle était nue la plupart du temps ; j'aurais préféré avoir une Barbie neuve aux cheveux longs donc je ne l'aimais pas et l'avais baptisée, sans cérémonie, la moche.

Comme je n'avais pas de Ken, la moche embrassait un grand chien en peluche vert.
Le chien demandait poliment "Cynthia, veux-tu sortir avec moi ?" et Cynthia acquiesçait.
Alors leurs bouches se frottaient l'une contre l'autre, comme si elles s'essuyaient dans une serviette et il arrivait que lors de cet exercice saugrenu les pieds du chien se balancent dans les airs, au dessus de la tête de la poupée.
Ses longues oreilles brunes se balançaient autour du visage de la Barbie, la nimbant d'une chevelure rigide comme la perruque de ma dernière institutrice.

Après, je ne savais plus quoi leur faire faire.
Ne s'agissait-il donc que de cela ?

Pétrie de curiosité, j'avais demandé à ma mère : "Qu'est ce que ça veut dire sortir avec quelqu'un, Maman ?
- Eh bien, l'emmener au cinéma, en promenade, aller danser.
- Pourtant Franck et Cécile ne se sont jamais vus en dehors du collège, rétorquais-je en me rongeant les ongles ? Et tout le monde dit qu'ils sortent ensemble.
- Et bien, répondait ma mère, c'est qu'ils n'emploient pas le verbe sortir correctement."

Ma mère aimait que s'imposent à moi, naturellement, les évidences les plus fines.

Isabelle avait les joues rondes d'une enfant que fendait une bouche épaisse et sombre. Ses yeux noirs déposaient sur ce qu'ils découvraient un voile de douceur et sa chevelure battait sa taille, glissant dans son cou comme une ombre vivante et mystérieuse.

Un jour, Isabelle me choisit pour amie et je fus éperdue de reconnaissance. Elle était belle et sérieuse. Après les cours, nous allions parfois dans sa petite maison H.L.M, où nous croisions sa mère, obèse et dépressive, émergeant d'une sieste, son père, chômeur et alcoolique et sa soeur, retardée.

J'admirais la petite maison. Pour moi c'était le rêve absolu d'avoir une vraie maison car ma mère m'avait promis que je pourrais avoir un chien le jour où nous aurions un jardin.
Isabelle regardait autour d'elle et ne comprenait pas ce que je pouvais lui envier.
Pourtant elle avait même un chien.

Très vite, nous devînmes inséparables. Nous nous écrivions des mots pendant les cours où nous n'étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à la récré. Nous allions chez moi, commenter ce qui passait à la télévision mais surtout pour parler.
Isabelle m'avoua qu'elle n'avait jamais vu la mer. J'y allais, depuis mon plus jeune âge, dans l'appartement de ma grand-mère, face aux falaises du Cap d'Agde.
A Pâques nous emmenâmes Isabelle avec nous et ce fut incroyable.
En sa présence, les lieux devenaient magiques. Nous nous baignâmes dans l'eau glacée, nous aventurâmes dans des endroits où je n'étais jamais allée, habituée aux promenades routinières dans une ville que je croyais connaître.

Vêtues exactement pareil, de jeans clairs avec la veste assortie, nous arpentions le port, où quelques serveurs nous souriant, troublaient nos coeurs tout neufs.
Un soir, l'un d'entre eux, mon préféré, s'approcha. Timide, je laissais Isabelle répondre à ses questions, d'une voix veloutée ; imperceptiblement, Isabelle se mit à me tourner le dos. Je regardais ses longs cheveux et le visage, penché au-dessus d'elle, de Pierre et je ne ressentais rien qu'un peu de curiosité : j'avais hâte qu'elle me raconte les mots minaudés que je n'entendais pas.
Isabelle riait et Pierre ne riait pas.

Avant de reprendre son service, le garçon invita Isabelle - il ne semblait pas m'avoir remarquée - à aller le rejoindre à la plage, le lendemain. Je retins ma respiration, entrevoyant sombrement les heures de solitude que je passerais si mon amie acceptait mais Isabelle, sans réfléchir une seconde, refusa.
"Nous avons prévu autre chose, argua-t-elle !"
Pierre arbora aussitôt le sourire de séducteur, ponctué de fossettes, qui nous avait charmées et il tourna les talons : "Comme tu veux lança-t-il !".

Nous partîmes en nous tenant la main, pouffant et trébuchant sur les pavés gris.

Illustration : Anne-Julie

19 commentaires:

nj a dit…

aie ça va mal finir tout ça^^

Ellie a dit…

on est toujours le riche ou le pauvre de quelqu'un...
J'attends la suite !

Zoridae a dit…

nea,

à quoi penses-tu ?

Ellie,

J'espère écrire la suite ce soir...

Christie a dit…

L'amitié , l'amour et la vie !La vraie beauté est intérieure , mais à cet âge , on ne le sais pas encore. Ton amie à l'air vraiment sympa .
Vous vous complétiez bien , en tout cas , c'est ce que je ressens.!

Balmeyer a dit…

J'ai absolument très beaucoup fort aimé, [d'où mon commentaire lourd...]

C'est incisif, drôle, surprenant.

Zoridae a dit…

mc,

Oui, Isabelle a été ma première "meilleure amie", nous étions inséparables !

Balmeyer,

Ton commentaire me plaît tel qu'il est, merci ;)

claude a dit…

le vert paradis des amours et des amitiés enfantines, c'est ça aussi qu'on trouve dans ce joli récit...

Anonyme a dit…

Il y a de l'amertume, de la tristesse dans ce que tu racontes. Ou est ce moi qui transpose ma propre enfance dans ton récit.
L'enfance est tellement cruelle qu'on s'attend à une suite douloureuse.

Peut être que si le soleil brillait et le ciel était bleu, j'envisagerai une suite plus heureuse ?

Balmeyer a dit…

Je suis d'accord Dom : l'enfance n'est pas toujours le paradis perdu que l'on raconte. Ou peut-être si, et c'est encore plus dommage.

Enfin, l'avantage, c'est qu'on est vraiment content de grandir ! :-)

Zoridae a dit…

Claude,

A cet âge là, l'amitié était bien plus forte que l'amour...
Merci pour ta visite !

Dom,

Non cette histoire ne me semble pas amère. Pas trop. J'ai pris beaucoup de plaisir à la revisiter.
Je n'en dis pas plus, tu me diras ce que tu penses de la suite lorsque je l'aurai écrite... Ici, en tous cas, le ciel est bleu et le soleil brillant...

Balmeyer,

ça c'est sûr !

Anonyme a dit…

Touchant... j'attends la suite avec impatience...!

Dorham a dit…

"A cet âge là, l'amitié était bien plus forte que l'amour..."

Après, ça change ?
La jeunesse est si vertueuse ?

Beau texte en tous cas.

Le_M_Poireau a dit…

C'est étrange quand on se retourne pour retrouver ses propres premiers pas laissés derrière.
L'enfance est, je pense, l'apprentissage des limites et de la frustration.
Mais donc par contre coup, la découverte des milliers de possibles à disposition !
:-)

[Je le dis que c'est joli ou pas ? :-) ].

Anonyme a dit…

les joulies lectures font parties de mes révisions... surtout des comme ça, faut pas passer à travers !

Zoridae a dit…

Poumok,

Merci... Elle arrive bientôt !

Dorham,

Tu commentes mes commentaires ;)
Ce n'est pas une question de vertu... Ce que je voulais dire c'est qu'à cette époque j'aimais
mon amie de tout mon coeur. Plus tard, nous gardons nos amis mais c'est l'amour qui tient la première place, tu ne crois pas ?

Merci en tous cas ;)

Monsieur Poireau,

Très bonne description... Pour ma part, régulièrement, j'éprouve le besoin de me retourner sur le passé, de le revisiter, de le raconter d'un point de vue ou d'un autre.

(Tu dis tout ce que tu veux d'aussi agréable que ça !)

Zoridae a dit…

Yelka,

Merci... On a tous besoin de pauses ;)

Nicolas Jégou a dit…

J'ai absolument très beaucoup fort aimé, [d'où mon commentaire lourd...]

C'est incisif, drôle, surprenant.

Zoridae a dit…

Nicolas,

Que dire ?
Nicolas, Nicolas, Nicolas...

Zoridae a dit…

Nicolas,

Ton commentaire me plaît tel qu'il est, merci ;)