lundi 28 janvier 2008

Les ménagères de moins de cinquante ans sont généreuses

Dom, affligée d'un rhume et de maux de tête, cet après-midi, s'est amusée à me concocter une nouvelle bannière.

[Rhume et maux de tête sont les prétextes par elle avancés, pour ce cadeau, vous reconnaîtrez que c'est original.
Mon époux, lorsqu'il souffre de céphalées se contente de
muter, voire de changer de pièce.]

Puis elle me l'a envoyée par mail.

Je suis très touchée et je le lui ai écrit. Je trouve qu'ainsi mon blog gagne en maturité, on dirait un vrai !

J'ai eu envie de porter un toast écrit en son honneur : Dom tu es un ange !

Et vous, qu'en pensez-vous ?

Tenir la chandelle - Second interlude -

Isabelle avait insisté pour que je vienne : ce serait l'occasion que je rencontre enfin les copains de son quartier. Après tout, elle les fréquentait depuis quelques mois et elle ne nous avait pas encore présentés.

Elle m'avait fait un bref topo. D'ailleurs, par ouïe dire, je les connaissais, il m'arrivait même de rêver de chevelus tout droit descendus du poster de Europe suspendu au-dessus de mon lit : "N'aie pas peur, susurraient-ils, nous ne te voulons aucun mal, nous sommes les amis d'Isabelle !".

Isabelle m'avaient enregistré des compilations de leurs morceaux préférés : Metallica, IronMaiden, Venom, Megadeth.
Sur ma table de chevet rose, entre le Concerto pour flûte et harpe de Mozart et les chansons les chansons éperdues de Jacques Brel, s'empilaient la cassette Hervé, la cassette Cédric et celle baptisée Rodolphe, ornée de coeurs percés d'une flèche.

J'avais ri à leurs meilleurs blagues, qui semblaient si puériles, singées par mon amie.

Je savais qu'ils lui tenaient compagnie lorsque je ne pouvais pas la voir ( en d'autres termes, elle les appelait - sans aucune rouerie- ses bouche-trous ), qu'ils étaient gentils et, parfois même, adorables.
Pourtant, les gens les dévisageaient souvent avec une agressivité dont ils étaient, eux, véritablement incapables.

A vrai dire, je ne me souviens plus de ce que j'ai éprouvé en apercevant la bande installée dans son coin favori, sur un carré d'herbe à un carrefour du lotissement des petites maisons.
Je devais avoir le trac et sourire avant même d'entendre les banalités qu'ils échangeaient de leur voix oscillant du grave à l'aigu, telles les vocalises arachnéennes d'une soprano mozartienne.

Ils arboraient tous le même uniforme : jeans déchirés, tee-shirt de leurs groupes de Hard Rock préférés, Perfectos. Les aînés avaient les cheveux longs, les plus jeunes n'avaient pu négocier avec leur mère qu'une coupe très courte avec une longue mèche qui serpentait entre leurs omoplates boutonneuses.

Ils s'entassaient sur des mobylettes déglinguées qui leur servaient à faire des acrobaties au nez des 4L et autres Deudeuches de leurs parents, oncles et tantes à leur retour d'usine.

A V. on les appelait les Zonards.

Les élèves du collège les méprisaient parce que la plupart d'entre eux étaient en CPPN.
Les autres, ceux qui avaient plus de 16 ans, avaient arrêté l'école et attendaient d'être licenciés de leur premier emploi pour toucher le chômage. Ils refusaient de mener la vie de leurs parents, paralysés par un travail épuisant qui ne leur permettait de s'offrir qu'un peu d'anesthésiant au bar du coin mais pas des vacances avec leurs gosses.

Ils voulaient profiter de la vie en écoutant de la bonne musique et en passant le moindre événement au crible de leur jugement impérieux. Les Zonards fumaient mais ils détestaient l'alcool. Rien ne devait altérer leur perception douloureuse de la réalité.

Ce jour-là, ils avaient organisé une boum.

Jusque là j'avais réussi à éviter, en usant de subterfuges plus ou moins saugrenus, les invitations de notre classe à des agapes qui ne semblaient réjouissantes qu'après coup.
Mais, Isabelle m'avait coincée, elle voulait que je vienne. Je connaîtrais Rodolphe dont elle me rabâchait les oreilles quotidiennement. Je pourrais lui dire si, comme elle en avait l'impression, il la regardait bien sans arrêt.

Chargée de cette mission délicate - il fallait faire preuve de discrétion et donner un avis qui pourrait décider du bonheur de mon amie - j'acceptai de venir.

Isabelle m'assura : "les Zonards sont cool, si tu ne veux pas danser, tu ne danseras pas. Ils ne s'en apercevront même pas."

Elle m'aida à choisir dans ma garde robe d'enfant sage, la tenue idéale : mon jean clair que nous trouâmes juste sous la fesse gauche (en tirant les fils pour qu'on ne distingue pas le coup de ciseaux maladroit), une longue chemise blanche qui avait appartenu à mon grand père et qui se fermait aux poignets, par des boutons de manchettes dorés.
Enfin, elle fixa à mon poignet, par dessus les bracelets tressés qui symbolisaient notre amitié, son bracelet à clou dont je caressai les pointes du bout des doigts comme s'il s'agissait d'un talisman.

Nous pénétrâmes tous ensemble dans une maison jumelle de celle d'Isabelle, meublée avec une opulence baroque : canapés et fauteuils en cuir noir, grosse chaîne HiFi, télévision énorme nichée dans son meuble assorti à colonnes greco-romaines.
Le chien, un Berger allemand nous regarda d'un oeil torve lorsque nous passâmes, à la queue leu leu, devant son couffin pour entrer dans le garage.

Il y avait des chaises collées dans un coin et je m'empressai d'aller m'y asseoir. Hervé, un petit rondouillard, quasi tondu, se précipita sur la sono. Il faisait noir hormis les flashes violets de spots grésillant qui gravaient sur ma rétine de sombres imbroglios.
Bientôt, les vingt Zonards qui s'étaient rassemblés dans les odeurs de cambouis, après quelques trémoussements subtils, se mirent à sauter comme des kangourous et à se précipiter les uns contre les autres, comme des kangourous drogués.

"Viens, c'est un pogo, hurla Isabelle qui venait de surgir à l'autre bout de ma main."
Elle tentait de m'attirer au centre :
"Non, laisse-moi, tentai-je, mais elle ne m'entendit pas."

Son bras crochetant le mien elle sauta et je sautai aussi, priant que l'oubli s'abatte sur moi une fois quittés ces lieux dantesques. Je ne tenais aucunement à me rappeler ces sauts de puce ridicules le reste de mon existence.

Puis une vague m'emporta, le groupe qui nous entourait sembla déferler sur un autre groupe qui vint à notre rencontre. La musique s'insinuait dans le moindre de nos gestes et le rendait sauvage, grisant, violent. Nous agitions nos cheveux dans tous les sens et scandions le refrain à tue-tête.

En pleine ascension je heurtai Hervé qui n'avait pu résister au clou de la soirée, le fameux pogo, et avait abandonné la sono pour quelques minutes. Nous retombâmes en même temps sur le sol et il m'entraîna vers un autre groupe. Sa main me tira si haut que j'eus l'impression que nous allions toucher le plafond. Mais c'est Rodolphe que je rencontrai avant de chuter lourdement sur le sol ; c'était un géant au visage massif et aux yeux énormes dont le crâne semblait surmonté de quelques méduses. Seule sa bouche lippue paraissait aimable sur cette carcasse dégingandée.
Il m'aida à me relever et me dit quelques mots tandis que je frottai ma jambe endolorie.
La maigre foule nous sépara avant que je lui réponde.

Vint le quart d'heure des slows.
Je sentis que j'allais détester ce moment et convoquai maintes scènes de films en costumes dans lesquels des dandies se dévouaient parfois pour faire danser les laiderons qui faisaient tapisserie.

Je n'eus pas à attendre longtemps. Levant soudain la tête que j'avais baissée dans un accès de dépression, je vis Hervé qui me tendait une main.
Je sursautai.
"Ça te dis qu'on danse, grommela-t-il ?
- Ça passe, suffoquai-je."
Debout sur le sol, sans gigoter ni bondir, il s'avéra que j'étais légèrement plus grande que mon cavalier et que mon nez chatouillait son étroit front acnéique. Les basses du morceau de musique faisaient vibrer nos squelettes, entre lesquels, nous maintenions, un espace bienséant.

Je cherchai du regard Isabelle que je n'avais pas aperçue depuis un moment mais ne la trouvai pas.
J'allai prononcer quelques mots lorsqu'Hervé embrassa mon menton. Son baiser était sirupeux et il me sembla qu'il m'aspirait le menton jusqu'au moment où nos lèvres se rencontrèrent.

Alors, sans le vouloir, juste avant de baisser les paupières, j'entrevis Isabelle entremêlée avec Rodolphe sur les chaises où j'avais passé une partie de l'après-midi. Je ressentis une brusque rage et claquai des dents.

Hervé me lança un regard circonspect avant de plonger ses mains dans mes cheveux pour rapprocher ma bouche de la sienne. Je me félicitai de ne pas avoir mis mes lunettes pour l'occasion.

Ça n'aurait pas été pratique.


Illustration : Anne-Julie

dimanche 27 janvier 2008

Ne pas se voiler la face

Il paraîtrait qu'en cette saison il soit à la mode de se dévoiler. N'ayant pas sous la main de photo qui montre le reste et permette de dissimuler le visage, je fais l'inverse... et vous montre mon visage et celui de ma Mémé.

jeudi 24 janvier 2008

Tenir la chandelle (2)

L'hiver suivant, Isabelle rentrait à pied un soir dans sa petite maison H.L.M très excentrée lorsque, dans un coin sombre, caché de la rue par une haie épineuse, un homme lui saisit le bras et l'obligea à le regarder pendant qu'il se branlait.

Mon amie devait avoir 13 ans, elle mesurait un mètre cinquante, gracile comme une allumette qui a fini de se consumer.
Je me souviens que jamais nous ne nous disputions.
Elle était calme et douce avec une espèce de tristesse insaisissable, tapie au fond d'elle et qui teintait ses rires de mélancolie.


Elle me raconta cet épisode comme s'il s'était agi de quelqu'un d'autre, par exemple d'une héroïne de ces séries américaines devant lesquelles sa mère et sa soeur bavaient toute la journée - sa mère parce qu'elle avait doublé la dose de calmants de son propre gré, sa soeur parce qu'elle avait sucé dans son cordon ombilical les calmants que sa mère ingurgitaient 11 ans auparavant.


"Quoi ? m'écriai-je. Mais cet homme t'a agressée, c'est horrible ! Tu as prévenu la police ?

- Oh non, frémit Isabelle. Je suis rentrée, je me suis lavée les mains et j'ai préparé le repas.
- Tu t'es lavée les mains ? Pourquoi ? Il t'a forcée à le toucher en plus ?

- Non mais je me sentais salie. De toutes façons je me lave toujours les mains avant de préparer à manger, c'est plus hygiénique.

- Mais tu en as parlé à tes parents ?

- Oh non ! Ma mère s'était endormie, elle avait l'air en paix, tu sais elle souriait dans son sommeil, ça me fait toujours drôle quand elle fait ce truc là. Et mon père n'était pas là. Il devait être au bar... Ils n'auraient rien fait de toutes façons, que voulais-tu qu'ils fassent ? C'est trop tard. C'est fait, c'est fait ! Que voulais-tu qu'ils fassent ? répéta-t-elle d'un ton accablé.

- Et bien qu'ils préviennent la police, qu'ils l'arrêtent ce satyre ! Pour l'empêcher de recommencer. Tu imagines qu'il va sans doute s'en prendre à plein d'autres filles ?

- Peut-être pas ? risqua-t-elle.

Je soupirai.
- Sans compter que tu vas peut-être le croiser une nouvelle fois, tu n'as pas peur ?

- Je ne crois pas, il va changer d'endroit, il aura trop peur que je le dénonce."


Nous discutâmes ainsi un long moment mais je ne réussis pas à la convaincre d'en parler à quelqu'un. Je me disais que j'évoquerais quand même son agression avec ma mère en qui j'avais toute confiance pour appréhender intelligemment la situation. Mais Isabelle voulut me faire jurer de n'en parler à quiconque :


"Je suis un peu coupable, gémit-elle alors que je la harcelais encore. Quand il a commencé à... tu sais, à se toucher, quoi, il m'a lâché le bras. Il ne m'a pas dit un mot, pas un seul. Il ne m'a pas menacée mais je suis restée clouée, sur place. Et j'ai regardé. Ça ressemble à une saucisse. Dans la lumière qui venait de la route, c'était blanc, absolument blanc. C'est con mais ça m'a fait penser à la lune. J'aurais pu partir en courant, crier mais je suis restée à fixer ce machin et c'était comme un rêve. Tu comprends, me demanda-t-elle ?"


Lentement, péniblement, je hochai la tête et un sanglot creva comme une bulle au fond de ma gorge.

Isabelle me prit dans ses bras et nous restâmes sans bouger pendant une éternité, serrées l'une contre l'autre.

Illustration : Anne-Julie

mercredi 23 janvier 2008

Tenir la chandelle -Interlude -

L'été avant la cinquième, j'écrivis à Isabelle à l'encre rouge que la veille j'avais eu mes règles et, un peu plus tard dans la même journée, échangé mes premiers baisers.
"J'ai roulé des pelles, traçai-je, fière de moi sur le papier Clairefontaine. Enfin il m'a roulé des pelles, on a roulé des pelles... A vrai dire je ne sais pas comment conjuguer cette expression, avouais-je en voyant entre les lignes, les images absurdes convoqués par ces mots. Mais je sais comment on fait et je crois que je ne l'oublierai jamais."

Je décrivis à mon amie les maux de ventre sordides et l'haleine dégoûtante, mélange de whisky et de tabac, du garçon de 15 ans qui avait parié avec son frère qu'il coucherait avec moi.
Il ne pouvait pas savoir que les barricades, sanglantes, dressées le matin même, lui interdiraient l'accès à ma culotte plus sûrement que ma morale bornée par l'angoisse, la susceptibilité et le besoin ravageur d'être aimée. Couchés dans le sable, sous les pins, à quelques pas de la Méditerranée, nous nous livrâmes à une lutte silencieuse tandis que le sable gravait sur la peau de mon dos un message illisible.
" Non, pas là, soufflai-je toutes les cinq minutes. Ici non plus. "

Christophe avait le même genre de coiffure que moi ; dans mon collège on appelait ça une gouffa. Je ne le trouvais pas beau et avant qu'il ne m'entraîne dans les fourrés, j'en pinçais plutôt pour son frère, ténébreux aux yeux verts qui me rappelait le Ken de ma cousine. Il arpentait la piscine, une cigarette plantée entre ses lèvres comme l'étendard de son désabusement précoce et ne s'illuminait que lorsque ses comparses arrivaient avec les emplettes du jour : whisky, vodka et Lucky Strike.
Christophe suivait son aîné comme son ombre, sirotant à sa suite les flasques dérobées dans le bar paternel, regardant avec dédain les naïades de 18 ans qui s'enduisaient mutuellement de crème solaire, en chuchotant mais sans pouffer, dardant leurs yeux ravageurs sur le dandy versatile.
Chacune rêvait d'être la Françoise Sagan qui pourrait chasser sa tristesse, vaincre son ennui.
Mais Ken se contentait de les ajouter les unes après les autres à sa liste de ses conquêtes d'un jour, regardant d'un oeil morne le ballet des chaises longues, que dans de brusques raclements l'on éloignait du couple jalousé.

Christophe et Ken venaient de Neuilly Plaisance et ils adoraient jouer. Jouer et parier trompaient leur ennui. Ainsi, fus-je choisie.
Pour quel enjeu, je ne l'ai jamais su.

Lorsque Christophe insinua sa langue gonflée par l'alcool entre mes dents vainement serrées, je me vis entrain de vivre ce moment et je compris qu'en même temps que mon enfance, s'envolait l'illusion que le premier baiser devait être extraordinaire.
"Beurk, pensai-je, c'est vraiment infect."
J'étais exaltée. Dans mon ventre, l'anxiété, gorgée de sang, la peur de ne pas savoir faire me donnaient des vertiges. J'imaginais le garçon de quinze ans se lever, écoeuré : "Mais tu n'as jamais embrassé avant ? Tu crains !"
Comme aspirée par des sables devenus mouvants, je sentais ma volonté défaillir. Peu après, je laissai Christophe pétrir ma jeune poitrine.

"Il m'aime, me disais-je en guise de réconfort. S'il a voulu sortir avec moi c'est qu'il m'aime." mais j'avais des doutes. Son intérêt pour moi avait été si soudain. Nous n'avions pas échangé trois mots et j'étais une gamine, je le voyais bien, au bord de la piscine. Les jeune fille en fleurs bronzaient, huileuses, pendant qu'avec ma soeur de dix ans, couvertes d'une couche opaque d'écran total, nous faisions des bombes dans la piscine.

Au rythme du ressac, les mains de Christophe ne cessait de vouloir gagner du terrain sur ma peau.
"Non pas là, arrête, suppliai-je."
Je me demandais si nous aurions dû conduire une vraie conversation. Nous ne nous connaissions pas :
"Allez, argumentait-t-il !"
Quel avenir aurions-nous, m'interrogeais-je, lui à Neuilly Plaisance et moi dans la région lyonnaise ?
"Bon, je te raccompagne, proposa Christophe gentiment quand l'heure autorisée par ma mère se fut écoulée depuis un moment."
Il me prit la main et je tremblai jusqu'à une motte de sable qui délimitait la plage derrière laquelle je logeai.
"Bon, ben salut. A la prochaine !"

Je n'osai pas demander quand nous nous reverrions mais le lendemain matin, une copine de vacances vint me prévenir :
"Christophe a raconté à tout le monde qu'il avait couché avec toi. Et que c'était un pari."

Je ravalai mon dépit et griffonnai furieusement : "Tu sais quoi, Isabelle, j'ai beau ne pas avoir d'expérience je suis persuadée qu'il n'avait jamais embrassé personne avant. Sa langue tournoyait si sauvagement, on aurait dit un mixer. Beurk, concluai-je, je ne suis pas près de recommencer !"

Illustration : dreamasylum

mardi 22 janvier 2008

Tenir la chandelle ( 1 )

En classe de sixième, j'ai rencontré Isabelle.

A l'époque j'étais maigrichonne, puérile, je portais des lunettes aux bordures plastifiées et mes cheveux improbables, coupés au carré, faisaient ronfler leurs boucles autour de mon visage ingrat. Chaque fois que ma tante m'apercevait, elle m'écrasait contre sa grosse poitrine et balançait à ma mère : "Tu lui donnes de la viande de temps en temps ? Elle est toute pâle ta fille !"
Mon oncle pinçait une de mes jambes et s'écriait : "En plus, elle a de vraies cuisses de grenouille, regarde-moi ça !"

L'insouciance à laquelle tout le monde associe l'enfance je ne la connaissais pas, mais réfléchir aux problèmes des adultes m'avait empêché de mûrir sur bien des points et je ne pouvais m'empêcher de chevroter bêtement lorsque j'entendais raconter que Cédric voulait sortir avec Séverine ou Sandra avec Joël.

Le soir, je jouais avec ma Barbie aux cheveux rasés. Elle était nue la plupart du temps ; j'aurais préféré avoir une Barbie neuve aux cheveux longs donc je ne l'aimais pas et l'avais baptisée, sans cérémonie, la moche.

Comme je n'avais pas de Ken, la moche embrassait un grand chien en peluche vert.
Le chien demandait poliment "Cynthia, veux-tu sortir avec moi ?" et Cynthia acquiesçait.
Alors leurs bouches se frottaient l'une contre l'autre, comme si elles s'essuyaient dans une serviette et il arrivait que lors de cet exercice saugrenu les pieds du chien se balancent dans les airs, au dessus de la tête de la poupée.
Ses longues oreilles brunes se balançaient autour du visage de la Barbie, la nimbant d'une chevelure rigide comme la perruque de ma dernière institutrice.

Après, je ne savais plus quoi leur faire faire.
Ne s'agissait-il donc que de cela ?

Pétrie de curiosité, j'avais demandé à ma mère : "Qu'est ce que ça veut dire sortir avec quelqu'un, Maman ?
- Eh bien, l'emmener au cinéma, en promenade, aller danser.
- Pourtant Franck et Cécile ne se sont jamais vus en dehors du collège, rétorquais-je en me rongeant les ongles ? Et tout le monde dit qu'ils sortent ensemble.
- Et bien, répondait ma mère, c'est qu'ils n'emploient pas le verbe sortir correctement."

Ma mère aimait que s'imposent à moi, naturellement, les évidences les plus fines.

Isabelle avait les joues rondes d'une enfant que fendait une bouche épaisse et sombre. Ses yeux noirs déposaient sur ce qu'ils découvraient un voile de douceur et sa chevelure battait sa taille, glissant dans son cou comme une ombre vivante et mystérieuse.

Un jour, Isabelle me choisit pour amie et je fus éperdue de reconnaissance. Elle était belle et sérieuse. Après les cours, nous allions parfois dans sa petite maison H.L.M, où nous croisions sa mère, obèse et dépressive, émergeant d'une sieste, son père, chômeur et alcoolique et sa soeur, retardée.

J'admirais la petite maison. Pour moi c'était le rêve absolu d'avoir une vraie maison car ma mère m'avait promis que je pourrais avoir un chien le jour où nous aurions un jardin.
Isabelle regardait autour d'elle et ne comprenait pas ce que je pouvais lui envier.
Pourtant elle avait même un chien.

Très vite, nous devînmes inséparables. Nous nous écrivions des mots pendant les cours où nous n'étions pas ensemble. Nous nous retrouvions à la récré. Nous allions chez moi, commenter ce qui passait à la télévision mais surtout pour parler.
Isabelle m'avoua qu'elle n'avait jamais vu la mer. J'y allais, depuis mon plus jeune âge, dans l'appartement de ma grand-mère, face aux falaises du Cap d'Agde.
A Pâques nous emmenâmes Isabelle avec nous et ce fut incroyable.
En sa présence, les lieux devenaient magiques. Nous nous baignâmes dans l'eau glacée, nous aventurâmes dans des endroits où je n'étais jamais allée, habituée aux promenades routinières dans une ville que je croyais connaître.

Vêtues exactement pareil, de jeans clairs avec la veste assortie, nous arpentions le port, où quelques serveurs nous souriant, troublaient nos coeurs tout neufs.
Un soir, l'un d'entre eux, mon préféré, s'approcha. Timide, je laissais Isabelle répondre à ses questions, d'une voix veloutée ; imperceptiblement, Isabelle se mit à me tourner le dos. Je regardais ses longs cheveux et le visage, penché au-dessus d'elle, de Pierre et je ne ressentais rien qu'un peu de curiosité : j'avais hâte qu'elle me raconte les mots minaudés que je n'entendais pas.
Isabelle riait et Pierre ne riait pas.

Avant de reprendre son service, le garçon invita Isabelle - il ne semblait pas m'avoir remarquée - à aller le rejoindre à la plage, le lendemain. Je retins ma respiration, entrevoyant sombrement les heures de solitude que je passerais si mon amie acceptait mais Isabelle, sans réfléchir une seconde, refusa.
"Nous avons prévu autre chose, argua-t-elle !"
Pierre arbora aussitôt le sourire de séducteur, ponctué de fossettes, qui nous avait charmées et il tourna les talons : "Comme tu veux lança-t-il !".

Nous partîmes en nous tenant la main, pouffant et trébuchant sur les pavés gris.

Illustration : Anne-Julie

Poignées de mains

nea a eu l'idée de se mettre à nu, peu à peu sur son blog. Elle y montre le bas, une main et des larmes. Si, comme moi, comme Elza, vous aimez les poignées de main, allez-y !

Ma main gauche est prise en photo avec celle de Zozo...

lundi 21 janvier 2008

Quand tu seras grand...

Mon fils tu seras aviateur ou pompier ou encore motard, pilote de course, conducteur de train....

Tu aimes les engins, les véhicules, les roues, les hélices, démarrer, rouler, planer, atterrir, voler dans le ciel, provoquer des accidents, des chutes, écraser des personnages en plastique qui protestent gentiment.

Tu tournes tout autour du canapé avec des camions qui font "beupbeupbeup... beup", qui klaxonnent et qui décollent en vrombissant.

Ils atterrissent les uns sur les autres dans l'allégresse tandis que tu fais résonner la sirène des pompiers.

Tes voitures parlent. Le débat est animé : "Laissez-moi passer, clament-t-elles de ta voix aiguë !"

Surprenant mon regard amusé posé sur toi, tu piques du nez, tu te tais d'un coup et tu me dis "non !" d'un ton presque suppliant.

Nul spectateur n'est admis pendant ta grande répétition de la vie.

Quelques minutes après tu viens m'interrompre dans ce que je faisais, tu saisis ma main avec force et tu m'ordonnes, ravi de tes bonnes idées : "Maman prend le rouleau compresseur ! An va rouler !"

Lorsque tu conduiras, dans quelques années, un véritable engin supersonique, je devrai apprendre à ne pas m'inquiéter.
Je devine que les nuits où tu t'absenteras, les heures défileront à peine et mes paupières, écarquillées par la tension, ne cilleront pas pour protéger mes yeux de l'impression réitérée des deux point rouges du radio-réveil.

Je me ferai un devoir de penser Tout va bien se passer, il fait ça tellement bien.

B. me suppliera "Couche-toi mais couche-toi donc ! Ne t'inquiète pas comme ça !" mais je ne l'entendrai pas, occupée, pour ne pas entendre les chroniques de mon imagination morbide, à chantonner furieusement une de tes chansons préférées.

Avant le départ, je retiendrai les recommandations agaçantes dont j'aurais envie de t'abreuver. Je me mordrai les lèvres pour ne pas parler.

Pire, tolérante et compréhensive, il faudra sans doute que je t'encourage dans la voie que tu auras choisie. J'énumérerai tes victoires auprès de mes amis et connaissances auxquels je n'oserai confier mes peurs.

Au milieu de la nuit je parcourerai pour me rassurer, les coupures de presse qui parleront du dernier incendie que tu auras éteint ou de ton dernier record de vitesse. Je lisserai le papier collé dans l'album et je rabattrai doucement la feuille transparente qui le protégera du temps qui passe.
Les mots, agglutinés, formeront, dans mon esprit, une armure pour protéger le corps de mon enfant devenu grand.

Les heures à t'attendre me lamineront, au rythme fiévreux des tam-tam de mon coeur, mais je ne t'en dirai rien, je craindrais de t'agacer...

Je me souviens que jeune fille, lors de mes premières sorties, je prenais soin d'ouvrir la porte d'entrée silencieusement.

Je pénétrais sur la pointe des pieds dans l'appartement et alors que je reposais délicatement mes talons sur le sol en respirant à peine, la lumière s'allumait dans la chambre de ma mère.

L'interrupteur faisait "clac" et je soupirais pour de bon.

Je ne désirais qu'une chose, m'allonger, pour rêver à mon avenir, les yeux ouverts dans l'obscurité. Mais je devais, d'abord, aller présenter devant ma mère, mon visage dans la lumière.
J'avais peur qu'elle ne remarque les projets d'évasion que je ne formulais pas encore.

L'un de tes fantasmes m'effraie moins.

Si tu conduisais un camion poubelle, je serais soulagée. Je guetterais ton passage par la fenêtre et, vêtu d'un beau gilet que je t'aurais repassé le matin même, tu me ferais coucou. Le soir, tu aurais toujours quelque chose pour moi, un fauteuil cabossé, une boîte de conserve encore valable, une carte postale datant de la première guerre mondiale. Je te dirais :

"Je t'ai fait couler un bain mon chéri. Ensuite tu auras du gâteau aux épinards !"

Alors tu me prendras dans tes bras, et, me faisant tournoyer dans la pièce du t'écrieras de ta grosse voix :

"Ma petite maman pire tu es vraiment merveilleuse. Quand je serai grand, je t'épouserai !"

Photo : Jacques Henri Lartigue

dimanche 20 janvier 2008

Bonne nouvelle !

Filaplomb annonce sur son site la sortie d'une nouvelle nouvelle.


Pour ceux qui n'ont encore pas franchi le pas, dépêchez-vous d'acheter, avec celle-ci, les quatre déjà parues parce qu'après, Philippe Braye a promis de publier deux petits livres par mois. Vous ne pourrez rattraper votre retard et vous serez obligés de choisir entre ces petits bijoux.

C'est très simple. Il vous faut d'abord créer un compte utilisateur.
Vous recevrez par mail un mot de passe.
Dès lors vous pourrez passer commande.

Il suffit d'aller sur le catalogue et de cliquer sur le recevoir en dessous du ou des titres qui vous intéresse.
Ensuite vous pourrez payer par carte, 4,20 euros pour un livre, frais de port compris, c'est quasiment donné !

Vous recevrez la petite histoire le lendemain ou deux jours plus tard, la rapidité m'a époustouflée les deux fois où j'ai commandé...

Ensuite vous aurez, dans votre poche, dans un sac, à la main, devant les yeux, la merveilleuse possibilité de vous absenter du monde, 24 pages durant...

Moi, j'ai voyagé dans le métro !

mardi 15 janvier 2008

Le problème avec Calliope

Le problème avec Calliope c'est qu'elle ne se rend pas compte.


La dernière fois que je l'ai vue, elle m'a appris, dans une même conversation, qu'elle n'avait pas pu aller à l'enterrement de la mère de son meilleur ami pour cause de budget serré et qu'elle avait enfin trouvé la boîte de LEGO qu'elle voulait offrir pour Noël à son fils de 18 mois .

Puis elle m'avoue qu'elle l'avait payée 100 euros c'est cher mais ça vaut le coup, la boîte est énorme !

Le train pour aller dans la région lyonnaise, avec la carte Enfant Plus lui aurait coûté moitié moins je pense.

Ce matin je téléphone à Calliope et elle me dit :
"Oh j'ai pensé à toi hier, c'est drôle que tu m'appelles ce matin !"

Je souris, c'est toujours sympathique lorsqu'on vous dit qu'on a pensé à vous. Néanmoins, une vague appréhension me fait froncer les sourcils : j'ai entendu tinter dans la voix de Calliope une jubilation suspecte.

"Tu n'as pas regardé la télé hier soir, sur la 6 ?
- Non (Je pense en mon for intérieur que si Calliope s'intéressait vraiment à moi, elle saurait que je ne regarde jamais la télévision, et que si je passais outre cette habitude ce ne serait certainement pas pour regarder la 6).
- Eh bien il y avait une nouvelle émission. Pour les gens endettés.
- Ah ! (Je sens que je ne vais pas aimer la suite de la conversation).
- La présentatrice les accompagnait au supermarché et c'était terrible, ces gens-là n'achetaient que des marques...
(J'ai déjà parlé de l'exaspérante manie qu'a Calliope de cataloguer les gens : après avoir vu que j'achetais des compotes Andros pour mon fils, elle en a déduit que je n'achetais que des produits chers - cela dit, j'ai vu ce soir que les compotes en question avait pris 40 cents d'augmentation depuis la semaine dernière.)
- Et tu as pensé à moi ? Tu sais, nous avons mangé des pâtes pendant trois jours parce que la banque a tardé à encaisser ma paye minable, que mon directeur a tardé à me verser. Alors Zozo a été follement heureux ce matin de manger une compote ED.
- Eh bien (Calliope bafouille, s'embrouille )... Tu sais, il y avait une autre femme, elle ne pouvait rien refuser à ses enfants, ils voulaient un ordinateur, elle leur achetait un ordinateur, etc.

J'aurais pu dire à Calliope que lorsque Zozo réclamait quelque chose à manger, maintenant, il disait automatiquement Non y'en a plus. Et que son visage s'illuminait quand on lui apprenait que si, on avait pu en racheter.
Mais je n'avais plus envie de discuter.

Vendredi, nous nous étions appelées brièvement et Calliope m'avait expliqué qu'elle ne savait plus où elle en était avec son mari :
"Je ne supporte pas qu'il me touche, qu'il m'embrasse, cette nuit la petite s'est réveillée alors que je venais de me coucher et j'ai piqué une crise, je voulais partir, j'ai boxé mon oreiller pour ne pas hurler, je suis épuisée, j'ai l'impression de ne pas avoir dormi depuis deux ans, c'est vrai je n'ai pas pensé à moi en lançant un deuxième, je n'ai pensé qu'à mes enfants, je voulais qu'ils soient proches. Et lui, au lieu de me réconforter, il me balance Non mais t'es tarée, tu devrais te faire interner ma parole ! Ce matin, quand il est parti au travail, on ne s'est pas adressés la parole et depuis j'ai essayé de l'appeler trois ou quatre fois et il ne décroche pas."

Aujourd'hui, j'ai attendu qu'elle m'en parle mais elle a ri :
"Oh on a passé un excellent week-end, on est allés acheter le coffre à jouets, il ne manque plus que des étagères pour compléter. Puis on a fêté Noël chez ma belle-famille et on eu pleins de cadeaux."

Calliope trouve son réconfort dans la possession.

Où naissent les mots

Eric appelle ça les meilleurs outils du Web 2.0, celui de nea vient de Cancun. Le mien m'est très utile dans le métro lorsque je n'ai plus de nouvelles de Filaplomb à lire...

lundi 14 janvier 2008

Mélanger l'amour et le travail

Clémentine et Roméo formaient un couple bizarre qui suscitait la controverse. Certains admiraient leur romantisme spécial, d’autres pensaient que cette histoire ne pouvait que mal se terminer.

Ils étaient tous deux cadres moyens dans une petite maison d’édition, la même maison d’édition. Roméo avait traversé plusieurs mois de chômage et Clémentine avait réussi à lui trouver un poste dans son bureau.

Il faut savoir que ça ne correspondait pas vraiment à leur idéal de vie : travailler ensemble, rester ensemble tout le temps. Cependant, ils ne pouvaient vivre avec un seul salaire et, en appréhendant la situation de façon pragmatique ils étaient parvenus à se mettre d’accord pour protéger coûte que coûte leur couple.

Ainsi, dès l’arrivée au bureau de Roméo il a fallu appeler Clémentine Catherine et Roméo Emile. (Ce fut moins dur pour Roméo puisque nous ne le connaissions pas.) Ils faisaient comme s’ils ne se connaissaient pas. Evidemment tout le monde savait qu’ils étaient mari et femme et il fallait réprimer des fous rires lorsque Clémentine- Catherine demandait, avec des airs de conspiratrice : « Il est pas mal cet Emile, ça fait longtemps qu’il est marié ? »
Mais ça devenait parfois malsain quand elle se moquait devant lui de son mari Roméo.

Lui, Emile qui était en vérité Roméo paraissait tout à fait compréhensif et il se vantait devant elle, de façon insidieuse, d’être tout le contraire de son mari. Je m’attendais parfois à la voir sortir de ses gonds, lui dire :
« Mais enfin, ne me fais pas croire que tu fais la vaisselle, ça fait un mois que tu n’as pas mis les pieds dans la cuisine. »
Mais non, elle faisait vraiment comme si elle ne le connaissait pas intimement. Elle lui apportait son café en se tortillant et elle répétait avec des trémolos dans la voix :
« Ah, Emile, si je n’étais pas mariée ! »

Le soir ils ne rentraient jamais ensemble et ne quittaient jamais le bureau à la même heure. De retour chez elle Clémentine se plaignait à son mari de ses collègues qui faisaient mal leur travail, surtout le nouveau qui passait son temps à envoyer des mails à ses copains. Roméo lui racontait, moqueur, qu’une horreur de bonne femme le draguait au travail. Elle lui posait des questions, un peu jalouse quand même :
« A quoi elle ressemble ? Tu es sûre qu’elle ne te plait pas ? »

Mais bientôt eurent lieu les premiers accrocs. Ils étaient fatigués et ils s’emmêlaient un peu les pinceaux. Un jour que Clémentine disait du mal de son collègue Emile, Roméo se mit à hurler :
« Mais lâche- le ce pauvre mec. Qu’est-ce t’en sais qu’il ne travaille pas d’abord ? Moi aussi j’envoie des mails à mes potes et ça ne m’empêche pas de bosser. En fait je suis sûr qu’il te plait. Tu aimerais bien te le faire mais tu peux pas parce que t’es mariée connasse, hein, ça te fout les boules ça, t’es frustrée et tu peux pas en parler, hein ? Je parie que tu lui fais des cafés et que tu tortilles du cul chaque fois que tu lui tournes le dos, c’est comme si je te voyais. Alors tu râles, tu te plains de lui, c’est une façon de parler de lui hein ? »

Il lui tenait le menton violemment. Elle pleurait. Mais cette dispute la libéra de lui. Le lendemain elle disparut un bon quart d’heure aux toilettes avec Emile.

Elle avait entamé une relation extraconjugale.

De son côté Roméo n’était pas très net non plus. Il avait cédé aux avances de sa collègue Catherine. Ils se retrouvèrent tard le soir et de plus en plus tard les soirs suivants. Puis vint le week-end. Clémentine allait mettre le linge sale dans la machine à laver lorsqu’elle aperçut une tache de rouge à lèvres près de la braguette de son mari.

« Roméo, hurla-t-elle, qu’est-ce que c’est que ça ? »
La scène fut violente. Elle cassait tout ce qui lui tombait sous la main, elle le griffait, le mordait.
« Tu as cédé, tu as cédé, salaud, je croyais qu’elle ne te plaisait pas, qu’elle avait l’air trop conne ? Je croyais que les histoires de cul ne t’intéressaient pas. »

Il essaya de se justifier, en vain, il s’excusa, à genoux. Leur appartement était un vrai désastre. Leurs vêtements étaient en lambeaux, ils reniflaient, épuisés, haletants.
« Je m’en fous ânonnait Clémentine, je m’en fous, je m’en fous. »

Il était allongé sur le dos, les joues rougies par les larmes.
Elle répétait :
« Je m’en fous, je m’en fous. »

Soudain elle se redressa, comme une folle :
« Tu sais pourquoi je m’en fous, mais alors comme je m’en fous, tu sais pourquoi je m’en cogne, je m’en balance, je m’en tape ? Tu sais pourquoi ? »
Roméo secoua la tête.
« Parce que, parce que (elle était prise de fou rire) parce que je… parce que je suce Emile ! Je le suce tous les matins, dans les toilettes du bureau, je le pompe de toutes mes forces, voilà pourquoi je m’en fous que tu couches avec une poufiasse de ton bureau, voilà pourquoi… Parce que je suce Emile. »

Elle se marrait comme une truie, elle ronflait et grognait et elle ne vit pas de quelles façons Roméo la regardait.

Le lendemain on retrouva leurs corps baignant dans le sang. Roméo avait poignardé Clémentine puis il s’était tranché les veines.

Emile et Catherine ne revinrent jamais au bureau. On ne parla que de ça pendant une semaine. Certains pensaient qu’ils avaient fui ensemble en abandonnant leurs époux respectifs, d’autres secouaient la tête sans croire à un dénouement positif. Au bout d’une semaine on n’en parla plus du tout.

samedi 12 janvier 2008

Mon tout petit

On l'a déposé sur mon ventre et il a hurlé pendant longtemps.

De toutes ses forces, il gesticulait, tendu comme un arc de douleur et de peur.

Il glissait, contre mon flanc et j'osais à peine le retenir, il me semblait que je pouvais le briser.

Je disais il est si petit, mon petit, mon tout petit. Je posais les mains contre son dos, je soutenais ses fesses comme le préconisait Frédérick Leboyer dont j'avais lu "Une naissance sans violence".

Je tentais de l'envelopper, de le rassurer. Déjà, je voulais le protéger, non du monde alentour mais de l'idée même de la souffrance, du chagrin, du vide.

Le monde, tapissé de blanc, se taisait, immobile, à l'écoute de la voix aiguë, puissante, qui demandait ardemment des explications. Et nous, riant sans nous moquer, bouleversés, les oreilles envahies par cette mélopée intarissable, nous détaillions les traits angéliques du minuscule visage renfrogné, les doigts immenses, le corps gracile.

B. répétait il est si petit, tu as vu son petit nez ?
Je répondais et ses tout petits ongles ? Regarde ! Comme ils sont délicats ! Mon tout petit...

Nous ne nous lassions pas de le découvrir ; notre regard, avide, tournoyait dans le pavillon parfait de ses oreilles dentelées, glissait le long de son nez, caressait le crâne sous le bonnet blanc.

Zozo se tut d'un coup et entreprit à son tour de nous observer. Sa bouche tendue comme pour embrasser lui donnait un air circonspect de circonstance mais son regard profond paraissait déjà sage.

Zozo ne nous interrogeait plus, il nous comprenait et le trouble que sa voix avait jeté, ses yeux l'apaisèrent. Nous nous sentîmes renaître.

En moi, grondait le flot tumultueux de l'amour maternel, une vague qui se gonflait de tout ce que j'avais en moi, de ce que je regrettais, et de ce que je voulais, pour mon fils, inventer de toutes pièces.

Soudain, Zozo s'appuya sur ses poings fermés et leva la tête. Il y mis toutes ses forces.

Avec une volonté terrible il rampa, son ventre contre le mien, pour se rapprocher de mon sein. Sa petite bouche étonnée, s'ouvrait et se refermait comme celle d'un poisson. De sa gorge, un son très doux, un roucoulement plaintif, un chevrotement étonné, émergeait. Il semblait rire, un peu timidement, d'une joie qu'il n'était pas bien sûr de deviner. Il voulait téter.

Les choses ne furent pas simples d'abord.

Zozo s'impatientait, il ne savait pas faire et il ne voulait pas qu'on l'aide. Pendant trois jours il ne se nourrit quasiment pas, hurlant dès qu'une sage-femme tentait de lui fourrer un sein dans la bouche.
Plusieurs fois il saisit un téton, le serra entre ses gencives et je mordis ma main pour ne pas crier, murmurant, oui, oui, mon bébé, vas-y, mon tout petit, tète, boit...

Un jour enfin, le lait coula et Zozo l'aspira à grandes goulées.
B. et moi ne commentâmes même pas le miracle tellement nous avions peur de l'interrompre.

Le corps chaud de mon bébé semblait fondre contre le mien, ses yeux, amoureusement, caressaient mon visage las, ses mains happaient l'air contre ma peau et B. nous accompagnait de sa présence rassurante.

Peu à peu, les paupières de Zozo s'abaissèrent. Sa mâchoire se détendit. Son visage roula sur ma poitrine.

La bouche ouverte en un O de bonheur, repu, il s'était endormi.

vendredi 11 janvier 2008

La peur

Hier soir, je me glissai, vacillante, entre les personnes agrippées aux barres métalliques, je franchis la barrière cagneuse de genoux récalcitrants et je m'assis sur un siège dans un wagon de la ligne 4.

Le but atteint, j'entrepris de dénicher dans mon sac, en tirai mon carnet rouge et mon stylo.
Je débouchai le stylo, enfonçai le capuchon au bout opposé à la mine, j'ouvris mon carnet, dont j'avais retourné la couverture afin de casser la tranche. Enfin, je posai le stylo, contre ma bouche, cherchant la phrase que j'avais élaborée, en attendant sur le quai, et je levai les yeux, perdue dans mes pensées.

A côté de moi, une jeune fille blonde tripotait son téléphone portable. Un face d'elle, une femme brune se détourna lorsque nos regards se rencontrèrent. Je tournai la tête, vaguement, déroulant le fil d'une idée et je remarquai d'un coup l'homme dont les jambes frôlaient les miennes, faute de place.

Maladroitement, je tentai de dissimuler mon choc derrière une toux ridicule.

La peur fit trembler mes mains et flancher ma raison. Je plongeai aussitôt entre les pages blanches de mon carnet neuf, tentant de griffonner n'importe quoi.

Mon visage s'était empourpré et je le sentais brûler sous les mèches de cheveux que je laissai glisser devant lui comme un volet. Mes bras se hérissaient à mesure que coulait dans mes veines un sang chargé d'adrénaline. Mon instinct me disait de fuir, j'avais envie d'appeler à l'aide, de descendre à la station suivante. En même temps j'étais pétrifiée et je me retenais de respirer afin de lui être invisible.

Pourtant, lorsque je me redressai, en fermant le carnet d'un claquement feutré, je vis qu'il me regardait. Ses poings, posées sur ses cuisses massives étaient serrés si fort, que les jointures en devenaient blanches. Ses dents crissaient, les unes contre les autres et ses joues semblaient battre comme un coeur. Une moue belliqueuse exposait une lèvre violacée, tordue de mépris. Son gros nez se retroussait et je distinguai, dans l'âtre de son haleine vineuse, des dents carnassières aux contours ébréchés. Ses yeux, minuscules, enfoncés violemment dans le visage boursoufflé paraissaient ne briller que pour haïr.

Je ne le connaissais pas mais je n'avais jamais eu autant peur que devant cet homme là. Je l'imaginai me sauter dessus et me bourrer de coups. J'imaginais qu'il pouvait me tuer, comme ça, gratuitement, juste parce qu'il bouillait de haine.

Lorsqu'il se leva, que ses genoux, heurtèrent les miens je gardai la tête baissée. Mon front était fièvreux et mon crâne lourd comme une pierre. Soudain, une lueur sur sa main attira mon attention.

Cet homme portait une alliance.

Il rentrait à la maison.

jeudi 10 janvier 2008

Mamie ne compte que sur elle-même

Mamie se tient bien droite dans ses chaussures à talons pourtant, chaque fois que je la vois, elle semble avoir rétréci. Elle porte un pantalon à pinces qui flotte autour de ses jambes graciles, un chemisier ajusté aux plis aériens et quelques bijoux. Des lunettes à verres progressifs dévorent son visage pointu. Bien loin, derrière les verres épais, des yeux bleus, très pâles, observent le monde sans ciller. Sa peau est parcourue de sillons alambiqués, traces vertigineuses de mimiques oubliées.

Mamie va toutes les semaines chez le coiffeur se faire poser des bigoudis et vérifier son blond chaud. Elle se maquille légèrement, vaporise au creux de son poignet un peu de Chanel N°5, qu'elle essuie ensuite au bas de sa nuque. Mamie a la peau sensible et ne porte que des matières nobles : coton, laine, soie.


Mamie m'a appris d'un ton très triste, qu'un jour elle s'était fâchée avec la moitié de son pupitre à la chorale ; ces femmes, dans son dos, la traitaient de bourgeoise. Elle !

Tout ce que Mamie possède, elle l'a obtenu à la sueur de son front. Fille de vignerons, elle n'a pas pu passer son certificat et devenir institutrice comme elle le rêvait. Au lieu de cela, on l'a placée comme servante chez des paysans un peu plus riches. Mamie a épousé le fils de ses patrons mais ce n'est pas ça qui l'a fait réussir. Mamie était une femme de tête et Papi la suivait sans broncher. Mamie a donc acheté une petite épicerie, puis un Hôtel-Bar-Restaurant-PMU. Papi tenait le bar et Mamie supervisait tout le reste.
Tirant une leçon de chacune de ses expériences, Mamie m'a répété maintes fois de ne pas attendre d'un "hypothétique bon mari" qu'il subvienne à mes besoins.


Le dimanche, quand on demandait à Papi s'il voulait qu'on lui resserve un peu de poule au pot Mamie répondait à sa place Non, mais il reprendra bien un peu de légumes. Et un verre de vin.

Un jour, je me suis fâchée : " Mais laisse-le parler ! Et s'il en veut ? "

Mamie m'a répondu, sans qu'une once de doute ne l'ébranle : " Enfin, je le connais ! Hein Papi que tu n'en voulais plus ? "

Papi a acquiescé et s'est resservi un verre de vin.

Mamie portait la culotte mais elle a toujours voté comme son mari. A sa mort, elle a voté comme son gendre le plus bavard.

Elle servait à Papi les meilleurs morceaux de viande et les sot-l'y-laisse.

Elle a giflé sa fille de vingt ans lorsque celle-ci lui a avoué avoir acheté des tampons hygiéniques.

Elle l'a morigénée lorsqu'elle a su qu'elle prenait la pilule, mariée et âgée de 22 ans.

Mamie n'est pas tendre et elle fait parfois preuve d'une grossièreté dont elle semble inconsciente.
Au restaurant, par exemple, Mamie n'hésite pas à dire tout haut que la propreté de l'assiette est douteuse, que le menu est bien cher pour ce que c'est.
Elle renvoie les plats en cuisine pour les faire réchauffer ou pour avoir un supplément de sauce. A la fin du repas, elle demande humblement un petit sac pour ramener les restes.

Mamie laisse un pourboire en partant, parce qu'elle sait ce que c'est que de travailler dans la restauration.

Le pourboire, à vrai dire, ne permettrait pas à la serveuse de s'offrir un café mais Mamie n'aime pas dilapider son argent.
Elle a toujours été économe mais, avec l'âge, l'économie se transforme en pingrerie et la raison de Mamie confine à la paranoïa. Mamie, qui grâce à ses nombreux biens immobiliers touche une très confortable retraite s'est sentie obligée, il y a deux ou trois ans, de revendre l'appartement au bord de la Méditerranée, qu'elle avait acheté autrefois, pour les enfants.

Maintenant Mamie se plaint qu'elle n'a plus d'endroit où aller en vacances.

A Noël, cette année, Mamie a reçu de nombreux cadeaux, de ses filles, de ses petits enfants. Mais elle, elle avait décidé qu'elle ne donnerait plus rien et elle s'en est tenue à sa décision, protestant énergiquement qu'elle avait assez donné.

Au téléphone Mamie me demande d'une petite voix plaintive.
"Alors ? Tu as trouvé du travail ?
- Mais Mamie je travaille, je suis prof de chant.
- Ah ! Oui ! Mais tu ne voudrais pas faire quelques choses d'un peu sérieux ? Un vrai travail ? Parce que ton chant... "

Mais Mamie me fait de la peine. Quand je la serre dans mes bras, on dirait qu'elle va se briser. Elle marche avec une canne et est tombée deux fois chez elle, sans que les médecins n'en trouvent la cause. Certain jour, son arthrose la fait tellement souffrir qu'elle ne peut lever le bras pour se coiffer. Mamie est veuve depuis douze ans, et comme elle a distribué peu de tendresse dans sa vie, on lui en rend peu.

Parfois j'ai un élan, je lui téléphone. Nous parlons cinq minutes et je raccroche furibonde.
Mamie a le don des phrases assassines.

Elle en est la première victime.

Illustration : dreamasylum

mercredi 9 janvier 2008

Espionne


Ce soir mes quinquas étaient au complet, c'est à dire sept, pour leur leçon de chant de deux heures.

Ce soir, nous avons passé les exercices de relaxation et de respiration : il fallait écouter des chansons et en choisir une dont on changerait les paroles pour l'anniversaire du mari de l'une d'elles. Pendant que - faisant mine de me passionner pour une question qui ne concerne que de très loin mon rôle de professeur de chant - j'écoutais avec Bianca les différents titres sélectionnés, les autres se montraient les cadeaux de noël qu'elles avaient avec elles, sacs à mains Furla, boucles d'oreilles et parlaient de leurs voyages de Noël. Briséïs revenait de Tokyo, Didon de Venise, Belinda de Saint-Petersbourg, Fedora du Mexique, Clorinde était seulement à l'Ile de Ré, Oenone et Bianca à Noirmoutier.

Ensuite, nous nous sommes abstenus de faire un échauffement vocal : les bavardages ont tenu lieu de vocalises. Ce soir c'était un festival. Faut dire l'actualité people enfin politique enfin les deux est brûlante.
Bien sûr nous avons parlé de Louxor.
Briséïs : Des amis étaient en Egypte. Là-bas, pour les Egyptiens, c'était une honte, un scandale, un manque de respect total que le président français arrive avec sa petite amie.
Fedora : Mais savez-vous qu'à la conférence de presse, il aurait dit Et alors ? Vous croyez que c'était mieux quand Jacques Chirac s'absentait dix minutes et que personne ne savait où il était ? Quand Giscard D'Estaing allait voir des putes la nuit ? Quand Mitterrand affrétait deux avions et emmenait 200 personnes avec lui, sa fille illégitime et sa maîtresse à Assouan ? Bon, il a dit tout ça dans des termes un peu plus châtiés mais c'est ce que ça voulait dire.
Clorinde : C'est pas vrai, il a dit ça ? Il exagère quand même !
Fedora : Eh bien moi je trouve ça bien. Comme il l'a promis, il joue la carte de la transparence. Pas comme tous les autres avant lui... Mitterrand, quand j'y pense, ça m'avait rendue malade à l'époque !
Briséïs : OK la transparence c'est bien, mais je sais pas moi, il pourrait pas avoir une vie un peu plus normale ! Il aurait pu continuer à sortir avec la journaliste, là...
Clorinde : Oh oui ! Anna Fulda ! alors elle, elle a tout perdu, son mari, son boulot, sa réputation... et tout ça pour rien !
Briséïs : Il n'était pas obligé de choisir cette pute de luxe.
Oenone : Le pire quand même, c'est l'annonce ce matin du mariage de Cecilia avec Richard Attias.
Les autres : Non ?
Oenone : Oui, je l'ai entendu ce matin à la radio et j'ai vérifié ensuite sur internet. Ils devraient se marier le 9 février, en Suisse.
Clorinde : Alors là c'est n'importe quoi, on est dans la cour de récréation. Ils vont nous faire une course au mariage ! ça me fait un peu peur quand même, dire que cet homme dirige notre pays...

Un peu plus tard, nous n'avons pas travaillé Mozart, et nous sommes allées boire des cocktails à la Brasserie en face de l'Ecole.
Oenone a lancé, nostalgique : Ce que je trouve fascinant c'est à quel point on peu être intéressés par toutes ces histoires alors que ces gens on ne les connaît pas. On ne peut pas vraiment les comprendre, ils ne fonctionnent pas comme nous. Nous on essaie de faire tenir nos mariages, on se consacre à nos enfants... Chez eux c'est différent.
Briséis : Moi je ne trouve pas ça fascinant, il me fait penser à un oncle qui ne pensait qu'à l'argent, aux filles et aux grosses voitures. Un vulgaire m'as-tu vu. Le moindre beauf aurait la même attitude que lui.
Clorinde : Oui, qaund même c'est dommage. Politiquement, je crois qu'il est vraiment bon, il a des idées et il les met en pratique...
Bianca : Ah oui, la suppression des 35 heures par exemple, ça c'est vraiment génial !
Clorinde : Oui... Par contre cet étalage de vie privée, c'est un peu écoeurant !

Une fois la note de 110 euros payée par ces dames, je suis rentrée chez moi en prenant la ligne 4. J'ai lu une nouvelle de Cheever, parce que j'avais déjà lu les quatre de chez Filaplomb. Je suis rentrée sans bruit pour ne pas réveiller mon fils. J'ai cherché dans mon placard de quoi grignoter mais il n'y avait rien.
Nous sommes le 10 janvier et nos comptes sont déjà vides. Nous mangerons le reste du mois avec les cours particuliers que je donne. J'ai regardé par la fenêtre la Femme-qui-dort-en-bas-de-chez-moi et elle fumait une cigarette. Puis j'ai lu une perle de Sarkozy chez
Nicolas et chez Monsieur Poireau.
Alors j'ai décidé d'aller me coucher, mais j'ai le coeur qui bat un peu fort.

Je crois que je suis furieuse.

lundi 7 janvier 2008

Mémé en cheveux

Mémé mesure moins d'un mètre cinquante.
A un an elle me porte sur son dos, à deux ans aussi. A trois ans elle tente de m'expliquer que je suis devenue un peu trop grande et trop lourde, je hurle, je pleure, alors elle me console et plie ses bras pour que j'y glisse mes jambes.
Je savoure ma victoire, suçote le bonbon qu'elle a glissé dans ma bouche, et me balance en secouant mes jambes contre ses flancs pour qu'elle avance plus vite.


Quand je suis née, Mémé portait ses longs cheveux noirs en chignon. Les mèches cernant son visage, enroulées, lui faisaient une couronne de jais.

Un jour Félix, son fils lui a appris que les cheveux longs sur une femme de son âge ça faisait vieux. Mémé, semble-t-il, n'y avait jamais réfléchi et elle n'avait guère d'avis sur la question, elle a donc changé de coiffure : finis les torsades, les bigoudis, les barrettes et les pinces, les épingles et les noeuds, les couettes, les chignons et les tresses.

Mémé passe beaucoup moins de temps à s'occuper d'elle-même, un coup de peigne passé sous le jet du robinet et c'est bon, elle peut aller faire les courses, préparer le repas, passer le balais, servir Pépé, accueillir ses fils lorsqu'ils viennent lui rendre visite.


Mémé a passé sa vie à s'occuper des autres, à comprendre, à accepter, à pardonner, à écouter, à devancer, à satisfaire, alors si quelques cheveux en moins peuvent contenter Félix, elle s'en accommode avec grâce.

Je l'imagine devant sa glace, le matin. Avant qu'elle ne les coupe.
De longues mèches noires froissées ondulent autour de son visage lumineux. Elle se coiffe lentement, il est tôt, la porte de la salle de bains est fermée et dans les gestes qu'elle accomplit pour discipliner sa chevelure léonine, elle retrouve ceux qu'elle faisait, jeune fille, debout sur le sol sec en terre battue, dans la maison de ses parents, en Andalousie. Elle procédait un peu plus vite alors, plantant les pointes d'acier jusqu'à les sentir griffer son cuir chevelu, passant un doigt humecté de salive sur les petites mèches frisant au bord de son front.

Maintenant, il arrive qu'elle s'assoie sur le bord de la baignoire. Elle n'a pas besoin de contempler son reflet familier dans le miroir. Son bras se déploie dans la chaleur humide de la pièce comme un serpent qui se dresse avant d'attaquer. Il s'abaisse et ajoute un barreau à la barrière d'épingles qui enserre son crâne.


Enfin, Mémé contrôle le résultat : être présentable c'est tout ce qu'elle recherche. Finalement sa beauté ne lui a pas offert un destin à sa mesure et Mémé a toujours été plus modeste que ses atours.

Illustration : dreamasylum